Repenser le lien entre travail, éthique et spiritualité ?
Les relations entre travail et vie spirituelle sont marquées par un soupçon immédiat, notamment dans le contexte économique européen. Dans l’esprit de certains, notamment du législateur comme du juge, les affaires et la foi sont deux domaines séparés. Cette difficulté à voir comment la vie spirituelle peut être articulée à la vie quotidienne est significative d’une tension qui concerne à la fois la place de l’éthique et celle des valeurs et attitudes religieuses et/ou spirituelles vis-à-vis de l’activité économique. On a pu justifier le caractère extérieur de l’éthique vis-à-vis du système économique, qui aurait une logique et des contraintes propres. À cette position répond de façon très claire l’encyclique de Benoît XVI, Caritas in Veritate[1] : « La sphère économique n’est, par nature, ni éthiquement neutre ni inhumaine et antisociale. Elle appartient à l’activité de l’homme et, justement parce qu’humaine, elle doit être structurée et organisée institutionnellement de façon éthique ».
Aujourd’hui, l’intégration de plus en plus prégnante de la spiritualité sur les lieux de travail ouvre un espace de questionnement critique. Découvrant un potentiel d’humanisation jusque-là inexploité, elle ouvre la voie à une autre manière de « faire du business » et l’exprime dans un langage moins déshydraté que celui auquel le monde de la gestion nous avait habitués.
Subtile et paradoxale, l’ouverture décomplexée de la spiritualité au travail interpelle cependant. Les différents secteurs d’activité où elle se manifeste – en particulier l’entreprise – sont de plus en plus en proie à l’accélération et à l’obligation de s’étendre, innover, performer et accroitre leur rentabilité financière. En quoi, dès lors, l’introduction du lexique spirituel peut-il réellement nourrir les conditions de la vie bonne, et corriger la relation déréglée, voire pathologique, du sujet au travail ?
Une spiritualité en elle-même n’est jamais neutre, Elle appartient à l’intime
De quoi parle-t-on lorsqu’on évoque la vie spirituelle de la personne au travail ? Au sens étymologique, « spirituel » puise une double racine en hébreu notamment : à la fois la respiration (ruah) mais aussi la dynamique d’un souffle reçu et donné (nefesh). « L’inspiration » se joue sur plusieurs plans : processus physiologique, elle définit aussi l’état du poète ou celui du prophète, état passif et créatif à la fois. Son apanage est l’esprit – encore un mot de même racine –, non point l’intelligence rationnelle, à quoi nous avons coutume de le réduire, mais l’intuition lucide c’est-à-dire pourvue de luminosité.
Le choix spirituel est à l’origine d’une réévaluation des valeurs qui ne provient pas nécessairement d’une religion héritée, il part toujours d’un élan intime et, en principe, met au premier plan l’authenticité. Les thèmes de la découverte et de la connaissance de soi ou du retour à soi s’imposent de manière continue dans les quêtes spirituelles contemporaines, de plus en plus affranchies de la matrice religieuse institutionnelle[2]. Ils justifient un effort pour discerner et choisir ce qui est « vrai » pour soi. La recherche de critères pour établir cette vérité, en relation avec une histoire personnelle et avec l’impact du monde extérieur, passe souvent par une exploration psychologique.
Par ailleurs, la spiritualité est de l’ordre d’un souffle, or le souffle n’appartient à personne. Il va et vient, il passe, il traverse les êtres. Le souffle est d’un autre ordre, celui où se jouent la vie et la mort, le passage d’un état à un autre. On ne peut dominer le souffle, ni le posséder, tout juste le laisser être, préparer son propre corps et sa conscience à devenir le lieu de sa libre circulation[3]. Cette fluidité interdit toute confiscation, et ainsi tout jeu de pouvoir qui réalimenterait les éventuels mensonges de l’autorité.
Une spiritualité consolatrice du travailleur éprouvé
Dans l’entreprise contemporaine, le recours à la spiritualité s’invite comme une résistance[4] face à la déshumanisation des acteurs par les logiques instrumentales et de réification qui y sont éprouvées. À cet égard, une des caractéristiques fortes du désir exponentiel d’accomplissement personnel jusqu’à son alliance avec le spirituel, a trait à son émergence au sein d’une protestation vis-à-vis de la raison instrumentale, prégnante dans la société en général. Son introduction dans la culture organisationnelle participe de ce même sursaut salutaire. L’exigence diffuse de sens et de liberté est de plus en plus insistante chez nos contemporains, et se trouve renforcée par des conditions de travail de plus en plus ardues, dans des univers multi-contraints.
Il s’agit d’une tendance à aller chercher réponse et le sens ailleurs, au-delà ou à l’extérieur des préoccupations de l’ici et maintenant ; à se chercher une référence qui puisse déterminer l’action et la décision. Mais cette inclination traduit en même temps une profonde insatisfaction : comme si le travail n’était pas – ou plus – le vecteur de la réalisation de soi ; comme s’il ne permettait de réaliser qu’une partie de son moi profond ou, au contraire, empêchait que ce dernier soit reconnu. Derrière la résurgence de cette spiritualité, il y a bien une religion ou plus exactement la faillite d’une religion : celle du travail. Il y a en réalité un conflit, sévère, où peut bien se lire une crise sinon de civilisation en tout cas de modèle.
Les pièges de la privatisation du sacré
Le terme de spiritualité est aujourd’hui devenu le plus problématique de tous les mots, et peut être utilisé comme un formidable fourre-tout, vide-fantasmes, vide-détresse-et-effrois, manipulé comme un coupe-faim[5]. C’est un concept équivoque. D’une manière paradoxale, « l’éthique du développement personnel »[6] peut faire alliance avec l’instrumentalisation de la vie spirituelle, tirant son fond idéologique d’une logique ultralibérale d’adaptation et de perfectionnement.
L’étude de la spiritualité à travers le prisme de l’entreprise est encadrée par des paramètres de la technique et de la rationalité que la financiarisation de l’économie renforce. En effet, si par certains de ses aspects, le recours à la spiritualité vise à corriger louablement les méfaits du capitalisme contemporain par la recherche de l’empathie, de la bienveillance et d’une vie unifiée et consciente, ce phénomène émergent délaisse parfois la conscience tant éthique que rationnelle pour le bien-être. Négativement, faut-il y voir le risque d’une sophistication accrue des mécanismes de contrôle social dans les organisations, une approche « privatisée », « wellnessisée » voire pervertie du sacré, occultant les besoins spirituels réels des salariés ? Positivement, comment accompagner ce retour émergent du spirituel et le protéger des abus qui le menacent ? Bien souvent, ces projets mêlant spiritualité et développement personnel se présentent, en effet, comme autant de réponses en clair-obscur à la quête de sens de la personne au travail, pour lui permettre, face à l’opacité des politiques organisationnelles, de « réenchanter » le rapport à elle-même, à autrui et à son travail, tout comme ils entendent lui signifier comment elle pourrait « s’améliorer ». Cependant, subtile et ambivalente, cette réhabilitation de l’intériorité invite à rendre visible et discutable une forme de pouvoir moral et psychologique, souvent trop intériorisée pour être perçue comme telle.
La spiritualité comme pratique intériorisée du pouvoir
Il en résulte que la spiritualité tend à devenir, dans le milieu professionnel, un impératif moral : dans certains groupes, chaque salarié est invité à l’introspection, à se suspecter d’en manquer, à se travailler pour gagner en transparence vis-à-vis de soi comme des autres[7]. Autrement dit, il s’agit moins d’acquérir une connaissance de soi véritable que d’obtenir un comportement conforme aux conseils prodigués. Le raisonnement est plus incantatoire que démonstratif. Cette réification du « moi » en fait paradoxalement un moi imaginaire, un moi idéal, un moi abstrait, tandis que l’ « alignement » des croyances de la personne au travail sur celles de son organisation s’opère insensiblement.
Comme si tout dépendait du sujet pour que l‘entreprise aille bien ! C’est ainsi que la part mystérieuse de soi est réduite à quelque chose que l’on pourrait connaitre, identifier et contrôler, moyennant des coachs délivrant un produit certifié conforme : l’image du bien-être plus que le bien-être réel, le signe du bien-être plus que le bien-être vécu. Jeux de rôle, communication non-violente, bonbons Haribo, siestes, relaxation, méditation à foison, même l’architecture fait ressembler les nouveaux campus entrepreneuriaux à des bonbonnières géantes. On parle de Qualité de vie au travail, mais qu’en est-il de la qualité du travail ?
Insensiblement, un glissement s’est donc opéré entre une pratique spirituelle originellement destinée à libérer la personne humaine de ses aliénations, et des objectifs désormais purement séculiers de contrôle social, de soft-power utilisant le ressort des désirs humains, pour orienter les « ressources humaines » vers la performance. Le flottement des normes se double ainsi d’une absence de vérité dans les relations interpersonnelles, qui sape la confiance et brouille la lisibilité de l’action collective. Les rapports de lutte et de pouvoir au chevet de l’impératif du tout stratégique se cachent derrière des modes de convivialité (lean management), moyennant un brouillage du langage et du socle symbolique du rapport à autrui, un peu comme dans la « novlangue » (newspeak) orwellienne, mais de manière moins brutale.
L’exigence éthique
Que faire ou, plutôt, comment faire pour que l’appel de l’être ne contredise pas les rigueurs de la matière ; et inversement pour que l’être ne se perde pas, ne s’aliène pas dans les méandres des injonctions paradoxales d’une organisation de travail à flux tendu ? Face à une logique rationaliste visant les seuls objectifs d’efficacité et de retour financier, émerge ici l’exigence éthique, qui articule les finalités de l’individu et celles de l’organisation.
L’éthique est la réponse à un défi majeur qui la traverse : celui de la responsabilité, visant à replacer l’agent moral au cœur de l’organisation, et qui participe d’un jeu qui lie l’individuel et le collectif. Elle s’envisage comme une expérience spirituelle, expérience de l’esprit ou de la personne humaine dans l’exercice de sa liberté, s’épanouissant en action au point que l’action au travail elle-même devient véritable œuvre spirituelle. Cela implique de réfléchir sur le mouvement de vie qui pose le sujet au cœur de sa décision, en l’inscrivant dans le cours d’une histoire, qui se vit au présent, s’enracine dans le passé et regarde vers l’avenir[8]. Cette visée d’accomplissement du sujet lui redonne sa capabilité à se constituer le sens, en tant qu’être humain.
Au travail, le souffle retrouvé comme solution véritable et durable
Le chemin spirituel n’est pas la cartographie du chemin de Saint-Jacques de Compostelle : il est ce que celui ou celle qui enfile sa sandale du pèlerin, fera en soi-même sur cette route. La spiritualité est de l’ordre de la réalité ultime, ineffable, mais aussi relationnelle entre les unités du vivant, et donc praticable.
La crise sanitaire mondiale que l’on vient de traverser aura bien été le signal que le profit comme seul horizon, au service du modèle productiviste, linéaire fondé sur la quadruple logique – extraire, produire, consommer, jeter – ne pouvait perdurer. Nous voilà rendus vulnérables à la finitude du monde, par l’apprentissage de nos limites. Le monde étouffe, mais la quête de sens s’élève, telle une trouée dans le ciel opaque de nos asphyxies. Un autre rapport au temps s’invite, qui nous ouvre à la fois à l’urgence et à la patience.
Si les nouvelles références foisonnantes au spirituel dans les différents secteurs d’activité se posent la plupart du temps à partir de la souffrance, d’un échec, d’une épreuve, d’une transition professionnelle, comment penser le travail ? Sinon comme une modalité essentielle de l’accomplissement de soi, le lieu essentiel de la vie sociale en même temps que d’une transformation du monde capable de libérer la personne humaine du règne de la nécessité.
Écouter la clameur qui monte de la terre et des plus pauvres par une attention au travail de l’Esprit, est une voie ouverte pour quitter des modes de management prédateurs sur les ressources et les personnes qui conduisent à une culture consumériste ou « culture du déchet » largement dénoncée par les textes du pape François. Cette écoute invite à se mobiliser pour devenir des contemplatifs. La vie spirituelle s’inscrit à travers le pétrissage de soi, souvent dans le clair-obscur et parfois dans la vive lumière de ce qui est demandé au sujet, en conscience vis-à-vis de ce à quoi il/elle est appelé(e). Cela signifie sortir de l’activisme pour écouter le réel et ainsi espérer ajuster sa réponse à ce qui est là, donné, en attente d’être relevé et honoré à sa juste mesure. Ultimement, c’est répondre de sa vie même comme vie relationnelle avec et pour les autres. Cette visée éthique doit se traduire dans des organisations ou institutions qui, tant au niveau social, économique que politique, permettront une meilleure articulation entre justice et charité.
Notes :
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[1] Benoît XVI, Encyclique Caritas in Veritate, 2009, n° 36.
[2] Voir la grande enquête américaine : Ian I. Mitroff et Elizabeth A. Denton, A Spiritual Audit of Corporate America. Spirituality, Religion, and Values in the Workplace, Jossey-Bass, 1999.
[3] L’ « indépendance » particulière se lit dans Jean au début de son évangile : « Le vent souffle où il veut ; tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit » (Jean 3, 8).
[4] C’est ce que la philosophe Simone Weil nomme l’Enracinement.
[5] L’auteur Fahri Karakas a recensé plus de 70 définitions dans la littérature en management : Fahri Karakas, « Spirituality and Performance in Organizations : A Literature Review », dans Journal of Business Ethics, 94, 2010, pp. 89-106.
[6] Terminologie empruntée à Jacques Arènes, La quête spirituelle hier et aujourd’hui. Un point de vue psychanalytique (Sciences humaines et religions) , Cerf, 2011.
[7] Voir Thibaud Brière, Toxic management – La manipulation en entreprise, Robert Laffont, 2022.
[8] Le courant des CMS (Critical Management Studies) a été fondé sur la base de réflexions dans les années 70 et tend à proposer une vision du management plus anticipatrice. Les thèmes traités sous l’angle de l’analyse critique s’intéressent à toutes les disciplines de gestion, et se focalisent surtout sur les problématiques de pouvoir, les solutions alternatives au courant dominant, la globalisation ou la remise en cause de l’impératif de profit.