En Question n°106 - septembre 2013

Résistance des peuples en Inde : stratégies, défaites et succès

Le jésuite indien Anthony Dias nous explique comment la politique indienne d’expropriations des terres a fait face à une résistance à l’origine pacifique mais ferme. Ce qui frappe d’emblée est la variété des formes d’opposition et de protestation au pays du Mahatma Gandhi. Malheureusement, le manque de respect des autorités vis-à-vis des populations tribales et la complicité des pouvoirs judiciaires ont également provoqué un déracinement culturel et social, ainsi qu’une recrudescence des extrémismes. 

Quand en Belgique, on n’est pas d’accord avec les agissements de l’Etat, parfois on lève les épaules et on soupire, et puis parfois, on se mobilise : on signe une pétition, on écrit une carte blanche, on interpelle un élu ou un ministre, on prend part à une initiative du monde associatif. Globalement, la mobilisation reste relativement modeste. Ainsi, il est extrêmement rare qu’une manifestation recueille plus de 100.000 personnes[1]. Ailleurs dans le monde, les mobilisations prennent d’autres dimensions – les revendications ne sont pas pareilles non plus.

Si les situations ne sont pas pareilles, il est néanmoins bon de s’informer des luttes sociales dans d’autres parties du globe. Cela peut nous faire prendre conscience de l’importance de lutter pour ses droits, pour la justice sociale, pour la solidarité, pour la planète…

Mobilisations dans le monde
 

Chaque mois, les nouvelles internationales nous rapportent les faits des mouvements de protestation de masse, aux quatre coins du monde, dernièrement en Ukraine, en Thaïlande et au Brésil. Ces mouvements ont fait les gros titres de l’actualité et ont suscité notre attention, nous forçant à tenir compte de ces événements extraordinaires et, pour certains d’entre eux, aux résultats désastreux. Cela nous a fait réfléchir au contexte dans lequel ces protestations ont surgi et à leurs possibles conséquences.

Les mouvements « Occupy » aux Etats-Unis et en Europe, le printemps arabe né en Tunisie et répandu dans toute l’Asie occidentale, les manifestations de masse en Égypte entraînant de graves violences menant jusqu’à la mort, le mouvement de masse au Shabbag square, au Bangladesh, qui a provoqué des heurts violents entre divers groupes, les protestations massives dans les rues du Brésil contre les politiques et la corruption du gouvernement, l’agitation contre les compagnies minières en plusieurs régions de l’Afrique et les vagues de protestation anti-corruption et anti-crime en Inde, tout cela indique que tout ne va pas pour le mieux dans l’ordre local et mondial actuel. Cela nous montre que certaines choses, si pas toutes, doivent changer, de préférence vite et radicalement, si nous voulons éviter l’anarchie et des bouleversements de société d’une ampleur sans précédent.

Protestations en Inde
 

Certains analystes[2] distinguent aujourd’hui au moins quatre larges champs de protestation en Inde : a) les mouvements de tribaux et d’habitants des forêts opposés à la fois à la machinerie de l’Etat et aux forces sociales et commerciales prédatrices ; b) les protestations de villageois contre des mégaprojets comme un grand barrage, des établissements industriels, des centrales nucléaires et bien d’autres projets qui menacent de les chasser de leurs terres et de leurs maisons, et qui polluent et dégradent leur environnement ; c) des campagnes de la société civile contre la corruption et le crime et d) des combats pour l’auto-détermination dans le Nord-Est de l’Inde et le Cachemire.

Quand on pense à l’Inde, un pays de plus d’un milliard d’habitants, dont une part non négligeable ne jouissent même pas, encore aujourd’hui, des droits civiques élémentaires, il semble y avoir un consensus général sur le fait que c’est un pays très complexe – socialement, culturellement, écologiquement et politiquement. C’est aussi un pays plein de contradictions déconcertantes[3] − certaines sont sans grande importances mais d’autres portent les germes d’une révolution violente.

L’Inde est un pays au « million de mutineries », où les manifestations et les protestations sont quotidiennes et où les grands et les puissants avec leur luxe ostentatoire coexistent avec les plus pauvres qui gagnent péniblement une existence précaire et misérable sur les trottoirs ou dans les taudis des faubourgs urbains et des campagnes. C’est aussi un pays où cohabitent plusieurs grandes religions du monde, Bouddhisme, Jaïnisme, Hindouisme, Islam, Christianisme, ainsi que certaines écoles d’athéisme. C’est également un pays où « l’apôtre de la non-violence », Mahatma Gandhi, est né et a mis en œuvre sa philosophie et sa méthode de ‘satyagraha’[4qui a mis l’Empire britannique à genoux. Il a inspiré le légendaire Nelson Mandela dans son combat épique contre le régime d’apartheid et Martin Luther King dans sa lutte contre le racisme aux Etats-Unis.

Le Satyagraha a aussi été pratiqué par beaucoup d’autres peuples de par le monde pour prendre un chemin pacifique afin de résoudre des problèmes apparemment insolubles. Et voilà que, dans le pays lui-même où Gandhi est né, ont lieu de flagrantes violations des droits humains et une sinistre violence qui ne cesse de se reproduire. Dans les zones tribales, la fréquence et l’ampleur de la violence déchaînée par les extrémistes de gauche (naxalites[5] et maoïstes) pour contrer ce qu’ils appellent ‘la violence d’Etat’ contre les peuples indigènes vulnérables, ont amené le premier ministre de l’Inde à déclarer en 2006 que cette question était devenue « la menace intérieure la plus grave contre la sécurité nationale ».

Avant l’indépendance
 

Le peuple indien a une tradition de résistance. Les Indiens ont résisté de diverses manières à bien des envahisseurs ou occupants. Sous la domination moghole, beaucoup de rajas locaux ont résisté à l’assujettissement de leurs peuples. On peut citer aussi le soulèvement de 1857 contre l’occupation britannique qui fut impitoyablement écrasé. Mais le principal mouvement de résistance à l’avidité et à l’arbitraire d’un pouvoir impérial fut conduit par Gandhi contre l’occupation britannique. À la politique des dirigeants de l’Inde coloniale qui voulaient imposer au peuple indien les produits occidentaux, il opposa le concept du swadeshi (‘sois Indien, achète indien’). Quand les Britanniques imposèrent la célèbre taxe sur le sel, Gandhi mit en route la fameuse marche dandi pour manifester la volonté du peuple de résister à une loi injuste. Sa stratégie, basée sur sa philosophie de la non-violence, était son adoption de la technique de satyagraha.

Quant aux protestations contre l’acquisition de terrains en vue de projets de développement, la plus remarquable fut menée, avec un large succès, entre 1921 et 1924 contre le projet de barrage de Mulshi (au Maharashtra), projet de la société commerciale Tata.

Depuis l’indépendance
 

Avec l’indépendance du Raj (autorité britannique) et l’assassinat tragique du Mahatma Gandhi, un autre grand leader a émergé, Pandit Jawaharlal Nehru. S’il était grand admirateur et dévoué partisan de Gandhi, Nehru, à l’aube de la République indienne, défendait également une vision très différente sur les moyens pour sortir des millions de gens de la pauvreté, de l’analphabétisme, de la malnutrition et de l’obscurantisme. Sa vision du développement était incompatible avec celle du Mahatma. Gandhi croyait en la philosophie du « small is beautiful » (ce qui est petit est beau) et en la création de petites républiques autonomes dans des villages autosuffisants. Nehru rêvait de choses gigantesques, un Etat indien monolithique, la nécessité de mégaprojets, une industrialisation et une urbanisation rapides, etc. Il était tellement impressionné par les grands barrages et projets d’irrigation qu’il les a appelés les « temples de l’Inde moderne ». Ce rêve s’est transmis à l’élite au pouvoir, qui à ce moment était de tendance socialiste.

Pour mettre en œuvre ce modèle, il fallait l’acquisition d’un grand nombre de terres, notamment pour les barrages du Bhakra Nangal (au Himachal Pradesh) et du Hirakud (en Orissa). Nehru croyait sincèrement qu’ils seraient économiquement rentables, qu’ils augmenteraient la productivité agricole et qu’ils produiraient l’électricité nécessaire à l’industrialisation. Il savait également que ces projets entraineraient délocalisations et souffrances. Il aurait dit à ce sujet « s’il vous faut souffrir, faites-le pour votre pays ». Les gens ont cru en la sincérité de son appel. Et pourtant, des études montrent que, même des décennies après la construction des barrages, les déplacés, parmi lesquels beaucoup de tribaux, ne sont toujours pas réhabilités. Et à cause de ces antécédents, dans à peu près chaque nouveau projet, les (potentiels) déplacés s’y opposent.

Avec une augmentation rapide de la population et une demande croissante d’énergie, de nourriture et de biens de consommation, l’Inde a vu émerger de grands projets comme des barrages, des centrales électriques, des mines, des autoroutes, des aéroports. Cela a provoqué le déplacement de millions de personnes qui ont perdu  maison, propriété, revenus stables, culture, vie digne, tant de choses qu’ils avaient avant les déplacements. Il est utile de mener une enquête à propos de quelques grands projets, de voir ce qui était en jeu, pourquoi et comment les gens ont protesté et d’examiner ce qu’il en est advenu.

Quelques grands projets de développement
 

Voir le tableau

Réponse de l’Etat
 

Les protestations contre les expropriations des terres et des ressources naturelles se poursuivent partout en Inde. L’« Etat développementaliste » les perçoit comme des menaces plutôt que comme des opportunités de dialogue pour arriver à un mode de développement consensuel donnant à l’humain une place centrale. Dans son obsession de la croissance du PIB plutôt que d’autres indices comme l’Indice du Développement Humain [indice composite créé par le PNUD (Ndlr.)], il écrase volontiers les droits de la nature comme ceux des humains. Il refuse d’inclure les coûts environnementaux et sociaux dans son analyse coût/bénéfice et s’en tient au seul calcul du PIB. Ces coûts restant cachés, il en résulte une image faussée de la santé de l’économie nationale.

Dans beaucoup de cas, l’Etat perçoit les protestataires comme étant des troublions, anti-développement ou même antinational. Puisque l’Etat veut que tous croient en l’intérêt général de ses projets, servant le « bien commun », il reproche aux protestataires de s’opposer à l’intérêt national. D’où les répressions, menaces et intimidations en tout genre. Dans certains cas, les sympathisants des causes des tribaux sont également étiquetés comme extrémistes et sont arrêtés, torturés ou mis en garde à vue, en violation de leurs droits.

Parmi les nombreuses méthodes que l’Etat utilise pour faire face aux protestations, notons celles qui créent des divisions dans la population par la corruption et les faveurs offertes aux uns mais pas aux autres. Il utilise la loi pour empêcher les gens de se rassembler, il les inculpe au nom de la loi archaïque de 1923 sur les secrets officiels. Il a même tiré, dans l’un ou l’autre cas, sur des protestataires sans armes, parmi lesquels des femmes et enfants. Il accuse souvent les gens et les ONG qui supportent leurs causes de conspirer avec des pouvoirs étrangers pour retarder le développement du pays.

De la non-violence de Gandhi à la violence maoïste : le menaçant retour du pendule
 

Pendant les premières années de la République, des projets de développement ambitieux et grandioses ont été lancés, ce qui a nécessité l’acquisition massive de terres et l’expropriation de ressources naturelles. Ce qui à son tour a engendré de grands mouvements de population. Mais l’opposition à ces déplacements et relocalisations était faible, la plupart des personnes ont accepté leur destin et les compensations qui leur étaient dévolues, d’autres sont tombées dans l’oubli. Personne ne sait vraiment combien de gens ont dû quitter leurs maisons et leurs terres et combien ont reçu une autre terre. Il n’existe pas de statistiques à ce sujet.

Les protestations et résistances aux projets gigantesques ont commencé dans les années ’70 et ont connu leur apogée dans les années ’80. L’agitation contre le Koel-Karo, la campagne contre le projet de la Silent Valley, le mouvement contre le projet Narmada et les autres mobilisations sont nées de la crainte des gens de perdre leurs terres sans compensation adéquate et/ou sans réhabilitation. Le bilan des réinstallations et réhabilitations par le gouvernement et par les responsables de projets a été lamentable, c’est le moins qu’on puisse dire. Non seulement y avait-il des violations graves des droits de l’homme et la dignité des peuples était bafouée, mais les réinstallations et indemnisations étaient minimales, visant seulement à remplir les exigences impératives de la Banque Mondiale, du FMI et d’autres institutions. Nous devons remarquer que les normes et politiques de ces institutions, même lorsqu’elles apparaissaient adéquates sur papier, étaient souvent mal ou insuffisamment mises en œuvre, le plus souvent avec l’aval tacite de ces institutions.

Avec les politiques de libéralisation économique et d’ouverture du marché indien à la pénétration mondiale, il y a eu l’invasion du capital mondial, ainsi qu’une plus grande présence des entreprises multinationales toutes avides de terres et de profit. Les intérêts économiques et financiers ont envahi les forêts, habitat originel des communautés tribales et indigènes. L’abattage massif des forêts, la recherche de nouvelles mines, l’acquisition forcée des terres, y compris agricoles, pour des grands projets, tout cela a entraîné à grande échelle expulsions, pollution et dégradation environnementale. Les moyens de subsistance, les vies et les modes de vie des tribaux ont été menacés par les non-tribaux qui occupaient les lieux, qui les méprisaient. C’est dans ce contexte de souffrance, de colère, de mécontentement que des organisations politiques de gauche ont commencé à mobiliser les tribaux.

Violences extrémistes : réaction contre la violence de l’Etat ?
 

La montée de l’extrême gauche a été empreinte de violence, d’une férocité qui marque au fer rouge la psyché du régime politique. Ces forces politiques contrôlent près d’un tiers des districts indiens, un territoire connu comme le « corridor rouge ». Les fonctionnaires, policiers, zamindar (propriétaires terriens) qui traditionnellement composent les classes et castes supérieures, et les hommes d’affaire ont été les cibles de ces attaques. Les extrémistes sont généralement qualifiés de naxalites et/ou maoïstes, dont on dit qu’ils ne croient pas en la démocratie parlementaire et que leur objectif politique est de saisir (de manière violente) le pouvoir et d’établir le règne du prolétariat.

La réponse de l’Etat est choquante au point d’être contre-productive. Un des Etats les plus affectés par la violence, le Chhattisgarh, à mis à flot les Salwa Judum, une organisation réactionnaire de droite également constituée de tribaux, qui n’a pas hésité à se procurer des armes. Ceci a provoqué une lutte entre tribaux, engagés dans une spirale de violence jusqu’au moment où la Cour suprême de l’Inde a ordonné à l’Etat de démanteler cette organisation.

Au rythme où le gouvernement continue d’acquérir des ressources naturelles pour de grandes entreprises, le cri de guerre continue de s’élever, troublant la paix et le silence des forêts. La violence de l’Etat continue, et avec elle, la férocité, l’intensité et la fréquence des violences civiles. Les maoïstes ont inventé par exemple les « morts suicidaires », en tuant et plaçant des bombes dans les entrailles de personnes décédées.

Le Premier Ministre et le Ministre de l’Intérieur ont tous deux dit dans des forums ouverts que le maoïsme est la « première menace à la sécurité interne », avant même le terrorisme. L’Etat fédéral a ouvert la chasse aux naxalites et maoïstes malgré l’opposition de groupes de la société civile et d’activistes des droits de l’homme, qui rappellent que le problème est avant tout lié à l’oppression et à l’injustice. Beaucoup d’argent a été investi dans l’entrainement de commandos de lutte contre ces extrémistes dans les forêts épaisses. L’Etat investit également de grosses sommes dans le développement de ces régions, un aveu tacite que le développement a cruellement manqué dans ces régions.

L’Etat a finalement reconnu que la violence extrémiste est liée aux déplacements forcés et au déficit du développement. C’est un aveu tardif mais bienvenu de la part de la société dominante, de l’Inde urbaine et des élites rurales qui ont prospéré aux dépens des populations rurales vivant en symbiose avec l’écosystème (tribaux et habitants des forêts). La richesse des forêts a été saisie au bénéfice des élites et pour le développement des villes, plongeant ses habitants d’origine dans l’appauvrissement et la marginalisation.

Conclusions
 

La plupart de ces mouvements de protestation ont rendu possibles d’autres initiatives, comme la fondation de mouvements plus larges, en ce compris la formation de nouveaux Etats[6]. La résistance des peuples ne s’exerce pas contre le développement comme tel. Leurs protestations ont été sincères et basées sur des faits établis, assemblés par eux-mêmes, par des ONG ou par d’autres sympathisants. Dans certains cas, ils ont gagné leur bataille, dans d’autres ils ont perdu, et tout perdu – moyens de subsistance, mode de vie digne, culture et vie elle-même.

Si dans le passé le peuple ne protestait pas, au moment même où j’écris cet article, j’entends la voix des dissidents et le rugissement des protestataires de par le monde, dans les différents continents, Nord et Sud, Est et Ouest, des indigènes aux autres groupes vulnérables luttant contre l’expropriation et l’envahissement de leurs terres.

En prenant du recul, en adoptant un point de vue macro, on voit des batailles qui font rage ; dans certains cas, la lutte est armée, dans d’autres, la lutte est non-violente, incluant femmes et enfants pendant de longues heures de protestations. La lutte armée, dans la plupart des cas, ne recourt qu’à des armes primitives : arcs, flèches, faux et épées…

Comme l’histoire tragique des expulsés le montre, leur nombre croissant s’accompagne de mécontentement et colère grandissants contre leurs oppresseurs, principalement l’Etat et les entreprises. Et la violence grandit.

L’économie croît, le nombre de milliardaires aussi et une nouvelle classe moyenne émerge. Elle veut consommer et dépenser. Se côtoient, d’un côté, de grands centres commerciaux, des complexes résidentiels ostentatoires, des autoroutes, des aéroports chics, et de l’autre, des bidonvilles. Le fossé entre les nantis et les démunis s’accroît et mène au problème le plus sérieux de notre ère, l’inégalité. Celle-ci menace la paix et l’harmonie d’une société. Les mots prophétiques de B.R. Ambedkar, dalit (intouchable) de caste et architecte de la Constitution indienne, sonnent vrai. Voici ce qu’il a dit lorsque l’Inde s’est dotée d’une constitution :

« Nous devons commencer par reconnaitre qu’il y a une absence totale d’égalité dans la société indienne. Sur le plan social, nous avons en Inde une société basée sur le principe de l’inégalité graduée, ce qui signifie élévation pour certains et dégradation pour d’autres. Sur le plan économique, nous avons une société où certains ont des richesses immenses et beaucoup vivent dans une pauvreté abjecte. Le 26 janvier 1950, nous entrerons dans une vie de contradictions. En politique, nous reconnaitrons le principe « un homme, une voix, une valeur ». Dans notre vie sociale et économique, nous continuerons, par notre structure économique et sociale, de nier le principe d’un homme, une valeur. Comment allons-nous continuer à vivre cette vie de contradictions ? Combien de temps allons-nous refuser l’égalité dans notre vie sociale et économique ? Si nous le faisons longtemps, nous mettrons notre démocratie en péril. Nous devons éliminer cette contradiction au plus vite, sans quoi ceux qui souffrent de l’inégalité feront exploser la structure de la démocratie politique que cette Assemblée a construite si laborieusement. »

Ambedkar a pointé l’inégalité au tout début. Ce qui se passe maintenant constitue donc une menace croissante. Nous avons en Inde une démocratie politique, mais malheureusement seulement sur papier, puisque le processus démocratique et ses institutions doivent faire mieux. Les gens doivent recevoir une meilleure éducation et doivent être sensibilisés à la chose politique. Des millions, en particulier des communautés tribales et les plus pauvres, à la marge, n’ont même pas les droits de citoyen les plus élémentaires. Ils ne votent pas, et ne peuvent pas voter. Ils sont sans papiers et ne peuvent réclamer leurs droits. La situation de la démocratie sociale et économique est même pire. Soixante ans après son indépendance, l’Inde n’a pas été en mesure de supprimer ces contradictions. « Ceux qui souffrent de l’inégalité » se voient contraints de « faire exploser la structure de la démocratie politique », menaçant la paix et le développement de tous les peuples.

Les « millions de mutineries » sous forme de protestations, résistances et conflits deviennent plus violentes précisément parce que les opprimés semblent ne pas avoir d’autre choix. Ceci déstabilise le pays. Mais l’Inde de Gandhi et d’Amdedkar ne doit jamais perdre espoir. Le succès de certains mouvements populaires est un signe d’espérance, même si le chemin semble long et ardu pour arriver à une paix sociale durable et à une prospérité basée sur la justice et l’équité. Il nous faut plus de protestations non-violentes, pour que les gouvernements soient forcés de suivre des politiques en faveur des populations et de la planète.

Pour le Centre Avec,

Anthony Dias[7]

Post-scriptum
 

Nous savons combien la lutte sociale non-violente de Gandhi a inspiré Nelson Mandela, mais aussi Martin Luther King ou Aung San Suu Kyi. Les Indiens ont fait et font toujours preuve d’une créativité et d’une persévérance inégalées dans leurs stratégies de résistance.

La valeur du témoignage et la cohérence interne d’un mouvement social et des personnes engagées sont tout aussi importantes que les résultats tangibles. Ce n’est pas parce qu’un mouvement n’obtient pas gain de cause devant les tribunaux, devant le gouvernement ou devant d’autres instances officielles, que son action aura été sans effets.

Sans vouloir transposer les recettes des mouvements sociaux indiens, nous pensons qu’à leur tour, les mouvements de non-violence indiens peuvent continuer à nous inspirer.

Pour ne citer qu’un niveau, celui de l’Europe, notre Union politique a besoin et est en train de construire une société civile à son échelle. En 2012, les premières Initiatives Citoyennes Européennes (ICE) ont vu le jour en Union européenne, posant des revendications sociales, politiques et environnementales. Il est important d’appuyer ces plaidoyers, pour autant qu’on les trouve justes, par des mobilisations citoyennes créatives. Ainsi, rappelons la première ICE, celle qui vise à défendre le droit d’accès à l’eau potable pour tous[8], une demande qui concerne tant le Nord que le Sud. Elle a recueilli plus de 1.880.000 signatures (septembre 2013)[9].

D’autres luttes sociales européennes nécessitent également une mobilisation et une conscientisation en masse. Une démocratie ne peut être vigoureuse que si ses citoyens montrent la capacité et l’envie de défendre ensemble des causes justes. Yes, we can. Solidarité !

Notes :

  • [1] A notre connaissance, seules deux manifestations belges ont eu plus de 100.000 participants : la manifestation contre les armes nucléaires stationnées en Belgique (400.000 personnes le 23 octobre 1983) et la marche blanche (300.000 personnes le 20 octobre 1996).

    [2] Sumanta Bannerjee, « Revolutionary Movements in a Post-Marxian Era », EPW, May 5, 2012, vol.XLVII, n° 18.

    [3] D’après le Dr B.R. Ambedkar, contemporain de Gandhi et architecte de la Constitution de l’Inde, l’Inde est entrée dans « une vie de contradiction » lorsqu’elle a été déclarée indépendante et peu après république (voir les conclusions de cet article).

    [4] Le satyagraha, littéralement « étreinte de la vérité », est le principe de désobéissance civile non-violente, introduit par Gandhi.

    [5] Les naxalites sont des groupes révolutionnaires qui mènent une insurrection armée contre le gouvernement fédéral indien. Ils utilisent des méthodes de guérilla et s’inspirent du maoïsme.

    [6] En 2000, trois nouveaux Etats furent créés : le Jharkhand à partir des districts sud du Bihar, Chhattisgarh à partir de l’est du Madhya Pradesh et l’Uttarakhand à partir du nord-ouest de l’Uttar Pradesh. La formation de ces Etats a été une solution politique aux revendications des mouvements comme Koel-Karo.

    [7] Cette analyse a été écrite en anglais par Anthony Dias pour le compte du Centre Avec. L’équipe du Centre Avec l’a traduite et résumée. Par une série d’analyses et de conférences sur le phénomène de le l’accaparement des terres, le Centre Avec a étudié en 2013 cet aspect trop méconnu de la mondialisation. Anthony Dias SJ est directeur du Xavier Institute of Social Research (XISR) à Mumbai. Il est docteur en droit avec une spécialisation en questions environnementales.

    [9] Au moins 13 pays ont dépassé le nombre requis de signatures : Belgique (quelque 42.000), Hongrie, Autriche, Finlande, Allemagne, Grèce, Italie, Lituanie, Pays-Bas, Slovaquie, Luxembourg, Slovénie, Espagne. Voir La Libre Belgique, 9 septembre 2013 (http://www.lalibre.be/actu/belgique/42-000-signatures-belges-pour-un-acces-garanti-a-l-eau-potable-522df83235702bc05f0c2e84).