En Question n°145 - juin 2023

Timothée de Rauglaudre : Sur les pas de la théologie de la libération

Dans la seconde moitié du 20e siècle, en Amérique latine, un courant politico-religieux se développe en réaction à la pauvreté et aux dictatures militaires, mobilisant le message biblique dans la lutte pour la justice sociale. Timothée de Rauglaudre, journaliste indépendant, nous emmène sur les pas d’une théologie qui continue de vivre et d’inspirer.


Les grands principes de « l’Église libératrice » enseignés au séminaire diocésain de San Cristóbal de Las Casas (Mexique) – crédit : Timothée de Rauglaudre

Timothée de Rauglaudre n’a que 27 ans (1996), mais il en est déjà à son quatrième ouvrage. Les Moissonneurs – Au cœur de la théologie de la libération (éditions de l’Escargot, 2022) est une enquête de 180 pages sur la théologie de la libération. Pour réaliser cet ouvrage, ce journaliste indépendant s’est rendu pendant plusieurs semaines au Brésil et au Mexique.

Pourquoi avoir choisi ce titre : Les Moissonneurs ?

C’est une référence à un extrait du chapitre cinq de l’épître de Jacques, qui s’adresse aux riches en ces termes : « Vous avez amassé des richesses, alors que nous sommes dans les derniers jours ! Le salaire dont vous avez frustré les ouvriers qui ont moissonné vos champs, le voici qui crie, et les clameurs des moissonneurs sont parvenues aux oreilles du Seigneur de l’univers ».

Je trouvais ce passage très représentatif de la vocation des théologiens de la libération : faire remonter le cri des opprimés vers la hiérarchie ecclésiale, pour faire changer l’Église de l’intérieur, et vers Dieu, dans une forme de prière collective. Cette image du cri des pauvres vers le Seigneur est omniprésente dans la Bible. Citons, par exemple, l’Exode : « J’ai vu la souffrance de mon peuple qui est en Égypte, et j’ai entendu les cris que lui font pousser ses oppresseurs ». Ou encore, le Psaume 33 : « Un pauvre crie, le Seigneur l’entend ».

En outre, l’image du moissonneur renvoie à celle du pauvre de la théologie de la libération. En effet, l’Amérique latine des années 1950-1960 est un sous-continent peu industrialisé, où la figure du pauvre est souvent celle du paysan déraciné, parce que l’agro-industrie s’est accaparé ses terres ou parce qu’il s’est vu contraint d’aller travailler dans les usines, se retrouvant dans les favelas, les bidonvilles, à la périphérie des villes. D’où le lien, par exemple, avec le mouvement des sans-terre au Brésil.

C’est une différence notable entre la théologie de la libération et le marxisme orthodoxe. Les théologiens de la libération utilisent le terme de « pauvre » et non celui de « prolétaire », parce que le pauvre est une figure évangélique, biblique, tandis que le prolétaire est une figure industrielle, plutôt euro-centrée. De son côté, Marx (Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte) comparait les paysans à des sacs de pommes de terre qui défendaient leurs intérêts individuels sans avoir de conscience de classe. Alors que la tradition marxiste orthodoxe se méfie des paysans, ceux-ci font figure de révolutionnaires en Amérique latine, et ce bien avant l’avènement de la théologie de la libération ou du mouvement des sans-terre.

Pourquoi avoir écrit ce livre aujourd’hui, dans un tout autre contexte que l’Amérique latine des années 50-60, à l’adresse d’un public européen, francophone ?

La genèse de ce livre, c’est d’abord un parcours de conversion personnelle, puisque je suis devenu catholique récemment, en 2020. Or, je suis entré dans l’Église avec des idéaux de gauche, hérités de ma famille et de mon parcours personnel. Rapidement, à la lecture des textes bibliques, de certaines prières, j’ai été touché par l’attention aux pauvres et par la place centrale de la justice. Par exemple, la première fois que j’ai assisté à la messe en tant que converti, c’était à l’Assomption où j’ai entendu le Magnificat : « Il renverse les puissants de leur trône, il élève les humbles. Il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides ».

La même année, le pape François publie l’encyclique Fratelli tutti. D’une part, ses critiques du système néolibéral et de la théorie du ruissellement rejoignaient des analyses socio-économiques que j’avais découvertes durant mes études et via certains milieux de gauche. D’autre part, son approche religieuse comparant le néolibéralisme à un ensemble de dogmes de foi était originale. Ce discours m’a beaucoup intrigué parce qu’il tranchait avec l’image d’un catholicisme bourgeois, libéral sur le plan économique et conservateur sur le plan moral, que je m’étais faite des catholiques en France, en particulier après la Manif pour tous et le mouvement politique ayant suivi, avec la candidature de François Fillon, etc. J’ai donc voulu savoir d’où venait ce discours si différent de ce que je connaissais. Et c’est à ce moment-là que j’ai découvert que le pape François avait été influencé par la théologie du peuple, un courant de la théologie de la libération propre à l’Argentine et à l’Uruguay. C’est de là qu’est venue ma curiosité pour la théologie de la libération.

Ensuite, j’ai rencontré Paul Piccarreta, fondateur des éditions de l’Escargot. Notre intuition commune, c’était qu’il y avait, en France et en Europe, une jeunesse chrétienne, catholique, soucieuse des questions de justice sociale et d’écologie, désireuse de s’engager sur le terrain politique à propos de sujets autres que la famille, la bioéthique… Mais il nous a semblé que cette génération manquait d’armature intellectuelle et de connaissances historiques sur les réflexions et expérimentations sociales ayant déjà, par le passé, articulé la foi chrétienne et les enjeux de justice sociale et d’écologie. L’idée était donc aussi de transmettre à cette génération les histoires de celles qui l’ont précédée pour pouvoir penser notre société et ses injustices à travers un prisme chrétien.

Venons-en au cœur du sujet : Qu’est-ce que la théologie de la libération ? Où est-elle née et de quelle manière ? Quelles sont ses spécificités ?

La théologie de la libération est un courant politico-religieux qui essaie de réinvestir la dimension politique, libératrice, de l’Évangile. Elle nait dans un contexte spécifique : l’Amérique latine de la fin des années 1950, en deux temps. D’abord, sous la forme d’un « christianisme de la libération » (selon le philosophe Michael Löwy), c’est-à-dire un mouvement social, composé de paysans, d’ouvriers et d’étudiants chrétiens qui se mettent à résister, d’une part, à la pauvreté et, d’autre part, aux dictatures militaires.

Dans un second temps, à partir des années 1970, on observe une phase de théorisation, notamment grâce à l’essai de Gustavo Gutiérrez (prêtre, philosophe et théologien péruvien) : Teología de la liberación: Perspectivas (1971)[1]. Dans son essai, Gustavo Gutiérrez – dont la réflexion est nourrie par sa rencontre avec d’autres théologiens et par le Concile Vatican II – écrit que la libération des peuples d’Amérique latine contre la pauvreté et la dictature n’est pas neutre du point de vue spirituel, n’est pas déconnectée de l’édification du Royaume de Dieu dans l’Histoire. Ainsi, selon lui, le Royaume de Dieu ne se résume pas à la libération politique, mais la libération politique s’inscrit dans l’Histoire du Royaume de Dieu. Dès lors, le rôle des chrétiens est de s’engager aux côtés des pauvres et des opprimés qui luttent pour leur libération, non pas de manière paternaliste, en leur disant ce qu’ils devraient faire, mais en faisant en sorte que les pauvres soient les protagonistes, les acteurs de leur propre libération. C’est une des originalités de la théologie de la libération : elle nait du terrain, du peuple, pour ensuite être théorisée et portée par des académiques.

Conversion par le peuple
Dans son ouvrage Les Moissonneurs, Timothée de Rauglaudre évoque plusieurs figures de la théologie de la libération qui, venant d’un « milieu conservateur », ont vécu une « conversion par le peuple », par exemple : Don Samuel Ruiz García, au moment d’arriver à la tête du diocèse de San Cristobal dans le Chiapas (Mexique), souhaitait assimiler les indigènes à la culture mexicaine dominante, dans une perspective néocoloniale. Mais, à leur contact, sa vision changea radicalement et il devint une des figures majeures de la théologie de la libération.Monseigneur Óscar Romero, un temps proche de l’Opus Dei, fut bouleversé par le contact avec la pauvreté et par l’assassinat d’un des prêtres de son diocèse (Santiago de María, au Salvador), le jésuite Rutilio Grande. Il devint un opposant majeur à la dictature militaire et aux escadrons de la mort, le payant de sa vie (il fut assassiné en 1981, en pleine homélie).Dom Hélder Câmara, alors qu’il fut proche de l’intégralisme (un mouvement fasciste et nationaliste brésilien) dans sa jeunesse, devint un résistant à la dictature militaire et un partisan de la théologie de la libération. Selon Timothée de Rauglaudre, « ces parcours montrent qu’il ne faut jamais désespérer des personnes dont on peut se dire que leur pensée est diamétralement opposée à la nôtre ou qu’on aurait tendance à considérer comme des adversaires politiques. Je pense que le christianisme nous invite à ne pas essentialiser l’autre. Parmi les pharisiens, Nicodème, par exemple, est devenu un disciple ».

Quelle a été l’influence de la théologie de la libération en Amérique latine ?

La théologie de la libération a d’abord eu une influence dans la lutte contre les dictatures militaires. Par exemple, au Brésil, alors que l’Église avait d’abord soutenu le coup d’État de 1964 contre ce qu’elle pensait être un « péril rouge », une série de chrétiens influencés par la théologie de la libération, vont entrer en résistance : notamment, des religieux dominicains, des étudiants de l’Action catholique, etc. Certains sont emprisonnés, torturés… L’opposition catholique à la dictature se fait de plus en plus forte, dans un contexte où la résistance plus marxiste, moins religieuse, est liquidée par la dictature. Des personnalités catholiques, comme Dom Hélder Câmara, évêque d’Olinda et Recife, dénoncent les tortures et les injustices de la dictature militaire, en s’ancrant dans le courant de la théologie de la libération.

Un autre exemple frappant est celui du Nicaragua, où des figures catholiques, comme Ernesto Cardenal, prêtre et religieux trappiste, s’allient au Front sandiniste de libération nationale (FSLN) pour renverser la dictature de la dynastie Somoza en 1979. L’originalité de la révolution sandiniste est d’être le fruit d’une alliance entre révolutionnaires socialistes et chrétiens. D’ailleurs, dans le premier gouvernement sandiniste, certains prêtres seront nommés ministres, ce qui va poser problème au Vatican.

La théologie de la libération a aussi eu une certaine influence dans la lutte contre la pauvreté. Au Brésil, elle joue même un rôle dans la naissance et l’expansion du Parti des travailleurs, qui va mener Lula au pouvoir (2003). Alors que les corps intermédiaires sont décapités par la dictature brésilienne, l’existence des communautés ecclésiales de base – des petits groupes de chrétiens qui se réunissaient dans les paroisses et les quartiers pour lire la Parole ensemble et établir des liens avec leur condition sociale et avec l’actualité politique – permet de reconstituer une sorte de maillage sur lequel le Parti des travailleurs va reposer. Un des grands théologiens de la libération, le dominicain Frei Betto, qui fut emprisonné sous la dictature, a beaucoup aidé Lula et le Parti des travailleurs à gagner du terrain (sans jamais faire partie du parti, par volonté d’indépendance). Quand Lula devient président, Frei Betto se voit même confier la tête d’un programme de lutte contre la faim. Mais, insatisfait des orientations politiques de ce programme et de Lula, il démissionne et écrit un livre de réflexion critique sur l’exercice du pouvoir. C’est un élément important à noter : la théologie de la libération n’a pas de programme politique déterminé, elle se met au service de ce qui peut aider à faire avancer la cause des pauvres et des opprimés, en fonction des contextes, des situations, tout en gardant une certaine distance vis-à-vis du pouvoir et en restant le plus proche possible des mouvements sociaux et de la base populaire et ecclésiale.

Un autre cas intéressant concerne l’expérience zapatiste au Mexique, dans l’État du Chiapas. En 1994, l’Armée zapatiste de libération nationale, composée en majorité d’indigènes, se soulève. Après un affrontement de douze jours contre les militaires et des années de négociations, les zapatistes ont construit un système autonome qui comporte ses propres structures économiques, éducatives, culturelles, politiques, etc. Ce modèle d’autogestion recouvre aujourd’hui un territoire de 28 000 km², soit plus d’un tiers de l’État du Chiapas. Le zapatisme doit beaucoup à la théologie de la libération. Son lien avec l’Église locale est étroit. Pendant une quarantaine d’années, l’évêque de San Cristobal de las Casas, dans le Chiapas, Don Samuel Ruiz García, met en place une pastorale inspirée de la théologie de la libération, faisant passer la catéchèse d’une logique néocoloniale à une approche d’inculturation. Cette pastorale aide les indigènes à se réapproprier leur histoire, les conduisant ainsi à leur propre libération, dans une perspective chrétienne. Aujourd’hui encore, des prêtres et des catéchistes accompagnent les populations indigènes pour monter des coopératives de café qui leur permettent d’accéder à l’autonomie économique. Le diocèse s’engage contre des multinationales qui veulent s’approprier les ressources minières locales et dénonce la violence de groupes paramilitaires qui rassemblent d’anciens membres des forces de l’ordre mexicaines et tuent ou menacent des indigènes, des chrétiens, des prêtres, etc. Il y a aussi un groupe d’indigènes chrétiens, le pueblo creyente (le peuple croyant), qui organise des processions pour dénoncer les situations d’injustice ou de violence dans le diocèse. On y trouve pêle-même des formes de piété populaire et d’engagement social, avec par exemple des icônes de la Vierge de Guadalupe et des photos de Don Samuel.

La théologie de la libération a donc eu une influence politique très forte en Amérique latine. Et celle-ci est toujours présente : il n’est pas rare que dans les campagnes électorales de gauche, en Amérique latine, on entende des références à la théologie de la libération. Par exemple, en Colombie, avec le président Gustavo Petro, un ex-guérillero de confession chrétienne, ou, au Brésil, avec Lula, qui a renoué avec la foi grâce à la théologie de la libération et à sa rencontre avec des figures comme Leonardo Boff et Frei Betto. En outre, la théologie de la libération a aussi eu un impact au-delà de l’Amérique latine, par exemple en Afrique du Sud ou aux États-Unis, notamment dans le mouvement de la Black Church.

En quoi la théologie de la libération peut-elle inspirer aujourd’hui les mouvements de luttes sociales et écologiques, en particulier en Europe ?

Il n’est pas facile de répondre à cette question parce que, selon moi, la théologie de la libération n’est pas transposable telle quelle dans notre contexte. Néanmoins, on peut s’en approprier certains aspects et outils. Par exemple, le modèle de la communauté ecclésiale de base me semble particulièrement intéressant pour revisiter l’Église depuis la base, dans un contexte de déchristianisation avancée, de chute des vocations sacerdotales, etc. En outre, la théologie de la libération peut aider les chrétiens à tenir un discours incarné sur les luttes sociales et écologiques, qui souffrent parfois d’un manque de récit commun, de transcendance. Ainsi, dans les mouvements écologistes, dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, beaucoup de gens réexplorent les spiritualités païennes.

En France, Anastasis, un collectif de réflexion-action politique porté par des chrétiens, s’inspirant notamment de la théologie de la libération, allie prière, réflexion et action sociale. Récemment, il a organisé des cortèges chrétiens lors des manifestations contre la réforme des retraites, avec des pancartes et des slogans à évocation spirituelle. C’est une manière assez originale et renouvelée d’articuler la foi et l’engagement social.

Une théologie condamnée par l’Église ?
La théologie de la libération a pu déranger au sein de l’Église. En 1984 et en 1986, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi (CDF)[2] publie deux instructions critiques à son encontre, sans toutefois la condamner. Selon Timothée de Rauglaudre, ces instructions sont révélatrices « d’incompréhensions, en particulier de la part du cardinal Joseph Ratzinger » (alors à la tête de la CDF, avant de devenir pape en 2005 sous le nom de Benoît XVI). En effet, une des principales critiques formulées par la CDF est que la théologie de la libération aurait assimilé le pauvre de l’Évangile au prolétariat de Marx, ce que conteste Timothée de Rauglaudre.  Un autre soupçon qui pèse sur la théologie de la libération est qu’elle créerait un amalgame entre la libération politique et le Royaume de Dieu, « ce qui n’est pas le cas non plus, puisque Gustavo Gutiérrez avait bien écrit, dès 1971, que le Royaume de Dieu ne se limitait pas à la libération politique », poursuit le journaliste. Pourtant, au départ, le Vatican s’était plutôt montré favorable à la théologie de la libération. En 1968, le pape Paul VI ouvrait la Conférence des évêques latino-américains à Medellín, considérée comme un moment fondateur de la théologie de la libération. C’est à partir du pontificat de Jean-Paul II que le Vatican se montre plus critique. Selon Timothée de Rauglaudre, « une première explication est à rechercher du côté de l’histoire personnelle du pape polonais, qui le conduit à assimiler la théologie de la libération au communisme, auquel il est allergique. Mais, la raison principale vient d’une opposition interne menée notamment par le cardinal colombien Alfonso López Trujillo, conservateur, qui préside la Conférence épiscopale latino-américaine de 1979 à 1983 ». Ce n’est qu’à partir de l’élection du pape François qu’un processus de « réconciliation » est entamé. Plusieurs figures de la théologie de la libération sont réhabilitées : Gustavo Gutiérrez est reçu dès les premiers mois du pontificat de François au Vatican. Ernesto Cardenal est restauré dans son ministère quelques mois avant sa mort. Monseigneur Óscar Romero est canonisé le 14 octobre 2018 et Rutilio Grande est béatifié le 22 janvier 2022. « Ce sont des gestes symboliquement forts », souligne Timothée de Rauglaudre. Enfin, selon le journaliste, « la théologie du peuple, qui a influencé François, explique beaucoup les discours et l’orientation de son pontificat ».

Notes :


  • [1] Théologie de la libération. Perspectives, de Gustavo Gutiérrez, a été traduit en français par François Malley et publié par le Centre International Lumen Vitae, à Bruxelles, en 1974.

    [2] Fondée en 1542, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi (dénommée Dicastère pour la Doctrine de la Foi depuis 2022) a comme principale mission « de promouvoir et de protéger la doctrine et les mœurs conformes à la foi dans tout le monde catholique » (article 48 de la constitution apostolique sur la Curie romaine Pastor bonus, promulguée par Jean-Paul II en 1988).