En Question n°139 - décembre 2021

Une culture de sollicitude ?

Qu’est-ce que la sollicitude ? Pour faire court, on peut dire : c’est un regard du cœur qui passe à l’acte. Elle est une attitude profondément humaine. Elle est aussi une manière de comprendre la figure humaine de Jésus, et donc l’esprit de l’Évangile.

crédit : Sandip Roy – Unsplash

La sollicitude comporte diverses dimensions complémentaires. Elle est attention à ce que vit l’autre, à la fois dans l’émerveillement du positif dont il ou elle témoigne (la pauvre veuve de l’évangile) et la sensibilité à ce qu’il ou elle souffre (les malades, les personnes possédées par le démon) : elle est une expression de profonde empathie. La sollicitude voit ce que beaucoup ne voient pas, passant à côté sans voir ou sans vouloir voir (le prêtre et le lévite de la parabole ; Jésus voit l’homme à la main paralysée dans la synagogue). Elle n’est pas seulement regard et sensibilité, car elle agit dans l’écoute, l’accueil, la rencontre et le soin au sens le plus large du terme (« que veux-tu que je fasse pour toi ? »). Bien qu’elle se situe dans une relation qui est pour une part asymétrique, elle développe le maximum de réciprocité autonome. Elle fait confiance aux ressources de la personne, ressources que celle-ci souvent ignore (« ta foi t’a sauvé »). Elle offre aux personnes le pardon, la possibilité de réconciliation avec elle-même et avec Dieu (« tes péchés sont pardonnés »). Face aux situations marquées par l’injustice, la violence ou le mépris, elle sait se mettre à la place de l’autre et elle prend parti. En ce sens, elle n’est pas neutre, elle opte pour une forme d’unilatéralité (« malheur à vous scribes et pharisiens…»). Elle est aussi liberté ouvrant à la transgression des normes imposées quand ce qui est en cause est la vie de la personne, la qualité de sa vie, sa dignité (« le sabbat est fait pour l’homme »).

Au-delà de la dimension personnelle ?

La sollicitude comme pratique ecclésiale prioritaire

Au premier abord, la sollicitude semble être une attitude et une pratique personnelles, voire individuelles. La sollicitude caractérise bien la figure évangélique de Jésus, mais les évangiles invitent à en faire aussi une pratique communautaire : le souci des pauvres, le partage, le pardon. Il y a là un véritable défi pour l’Église, pour nos communautés d’Église.

Historiquement, en Europe, l’Église est à l’origine des hôpitaux, des écoles, des universités. On peut dire que c’étaient des formes institutionnelles de sollicitude : prise en charge de besoins réels au sein de la société, une société qui, à l’époque, était très défaillante dans son organisation.

Dans la foulée de la théologie de la libération et des grandes orientations de l’Église d’Amérique latine, l’option préférentielle pour les pauvres est devenue une sorte de norme pour l’Église entière : Jean-Paul II et Benoît XVI s’y réfèrent explicitement. Au départ, il s’agissait essentiellement des pauvres au sens économique du terme, mais elle s’est élargie, s’ouvrant aux multiples formes de pauvretés (l’évolution de la théologie de la libération est significative à cet égard). Pauvretés en termes de mépris ou de marginalisation, pauvretés culturelles, pauvretés psychiques, pauvretés morales…

François développe fortement la dimension d’accueil évangélique qui devrait caractériser la communauté chrétienne. Il a souvent parlé de l’Église comme hôpital de campagne, c’est-à-dire lieu d’accueil et de soin de tous les blessés de l’existence. Il parle des périphéries de l’existence. Le chapitre 8 de l’exhortation apostolique Amoris laetitia en conclusion du synode sur la famille, « Accompagner, discerner et intégrer la fragilité », est significatif à cet égard. Il cite le document final du synode : « l’Église doit accompagner d’une manière attentionnée ses fils les plus fragiles, marqués par un amour blessé et égaré, en leur redonnant confiance et espérance, comme la lumière du phare d’un port ou d’un flambeau placé au milieu des gens pour éclairer ceux qui ont perdu leur chemin ou qui se trouvent au beau milieu de la tempête » (§ 291). Ce document final s’arrête sur les situations irrégulières (par rapport au droit canonique ou à la doctrine de l’Église) : divorcés remariés, personnes vivant en couple hors mariage, personnes homosexuelles vivant en couple[1]… François introduit un profond déplacement de perspective. Alors que le synode parle de « situations irrégulières », François parle, lui, de « situations dites ‘irrégulières’ ». Ce changement de vocabulaire est très significatif. Ce chapitre a été l’objet de violentes contestations de la part de certains cardinaux et évêques[2]. François n’a pas tranché la question de l’accueil eucharistique des personnes divorcées et remariées dans Amoris laetitia, il laisse entendre qu’à certaines conditions il y est favorable. Il a été plus clair en ce sens dans l’une ou l’autre intervention dans la suite. Mais, dans l’esprit de la synodalité et de la collégialité, il a voulu renvoyer la responsabilité aux évêques. Cette question particulière est une expression claire de ce que devrait être l’attitude de l’Église et des communautés chrétiennes dans un esprit de sollicitude évangélique.

François insiste sur la prise en compte de ce qui est concrètement possible pour les personnes : « Le discernement doit aider à trouver les chemins possibles de réponse à Dieu et de croissance au milieu des limitations » (§ 305). Et encore : « La miséricorde du Seigneur qui nous stimule à faire le bien qui est possible » (§ 308). Sollicitude qui part de ce que sont et vivent les personnes.

Dans Laudato si´ (2015), François rejoint largement les objectifs de développement durable (ODD) définis par les Nations Unies en 2015, mais il y met un accent très spécifique : il lie étroitement ces objectifs à la préoccupation sociale, au fait que les pauvres sont et seront les premières victimes de la détérioration de l’environnement et des changements climatiques. Le mot ‘pauvres’ intervient cinquante fois dans le texte de l’encyclique et l’expression ‘les plus fragiles’ douze fois. « On voit jusqu’à quel point sont inséparables la préoccupation pour la nature, la justice envers les pauvres, l’engagement pour la société et la paix intérieure » (§ 10). Et aussi : « Je veux montrer dès le départ comment les convictions de la foi offrent aux chrétiens, et aussi à d’autres croyants, de grandes motivations pour la protection de la nature et des frères et sœurs les plus fragiles » (§ 64). En ce sens, la sollicitude pour l’humanité et en particulier l’humanité souffrante s’étend aux générations à venir. Il y a là une expression forte et publique de l’Église. Il faut encore que les croyants s’expriment et agissent politiquement en cohérence avec cette approche qui intègre les objectifs de développement durable et le souci pratique des pauvres et des plus fragiles en tant que premières victimes des processus en cours si on ne les réoriente pas fondamentalement.

Un autre point d’insistance du pape François est une attitude d’ouverture et d’accueil vis-à-vis des personnes immigrées et surtout des demandeurs d’asile. Il invite clairement les Églises à s’engager en ce sens.

La sollicitude comme pratique sociétale

En Europe, entre le 16e et le 18e siècles, l’accroissement des villes engendre une multiplication des pauvres en milieu urbain. Ces pauvres sont dérangeants. Une véritable criminalisation de la pauvreté s’instaure : interdiction de la mendicité, enfermement des mendiants ou travail forcé… Il n’y a que de rares initiatives publiques en faveur des pauvres.

Aux 19e et 20e siècles, progressivement et dans certains États plus rapidement que d’autres, sont mises en place les grandes institutions de la sécurité sociale : mutuelles pour la santé, allocations de chômage, assurances retraite, etc. Ces avancées n’ont été obtenues que par le développement des luttes ouvrières ‒ grèves, caisses mutuelles, création des syndicats ‒ et des partis socialistes. On peut dire que la mise en place de ces instruments collectifs de solidarité nationale, sont des formes sociales, économiques et politiques de la sollicitude. Cela s’inscrit fortement dans la culture qui se développe après la Deuxième Guerre mondiale.

Une culture de sollicitude

Sollicitude et culture ecclésiale

François a été élu, entre autres, pour qu’il réforme la Curie romaine, objectif sur lequel Benoît XVI a échoué. Il s’y est mis avec ténacité et patience, malgré beaucoup de résistance et d’oppositions directes ou plus ou moins sournoises. Mais à de multiples reprises il a dit que si, pour une Église plus évangélique, les réformes des structures et des institutions sont importantes ‒ il s’y met aussi et entre autres par la mise en œuvre du processus synodal ‒, la conversion des mentalités et des cœurs est plus importante encore. Autrement dit, c’est bien la culture ecclésiale qui doit changer tant dans les têtes et les cœurs que dans les manières collectives ou communautaires de faire, de sorte que la qualité de l’agir soit une véritable expression de sollicitude évangélique. Cette conversion nécessaire de l’Église doit être l’affaire de tous, ce que signifie le processus synodal initié.

L’Église a été profondément meurtrie par la révélation de l’étendue des crimes pédophiles et des abus de conscience. Pendant longtemps, une omerta a pesé sur ces pratiques, l’institution cherchant à se protéger. Les victimes ont été oubliées voire accusées elles-mêmes : dramatique manque de sollicitude évangélique. Le processus de conversion des évêques, qui a heureusement eu lieu en de multiples Églises, rencontre encore trop de résistance dans d’autres[3].

À de multiples reprises, par les gestes et les paroles, François a exhorté à l’accueil des migrants et des réfugiés. Son premier déplacement a été à Lampedusa, lieu d’échouage des demandeurs d’asile en provenance d’Afrique. Le 29 septembre 2019, il a inauguré à la place Saint-Pierre une grande statue de bronze, demandée à l’artiste canadien Timothy Schmalz : une barque chargée de 140 migrants. Dans son homélie, il a déclaré : « Il ne s’agit pas seulement de migrants. Et c’est vrai, il ne s’agit pas seulement d’étrangers, il s’agit de tous les habitants des périphéries existentielles qui, avec les migrants et les réfugiés, sont victimes de la culture du déchet. » Il est impératif de créer un véritable nous : « Plaise au ciel qu’en fin de compte il n’y ait pas ‘les autres’, mais plutôt un ‘nous’ ! » (Fratelli tutti, § 35). François met clairement en cause l’idéologie du marché comme unique solution à l’ensemble des problèmes sociaux. C’est bien la culture qu’il faut changer, y compris parmi les croyants, et cela au nom de leur foi.

Un tel changement demande une pédagogie pastorale très consciente. Le rejet des immigrés et la haine de l’islam sont fortement ancrés chez certains chrétiens, le refus de l’accueil, y compris les demandeurs d’asile. Un tel rejet doit être tenu pour une culture du déchet, dit François : certains êtres humains n’ont plus de place au sein de l’humanité.

Au cœur de l’enseignement social de l’Église, il y a le bien commun, le bien de tous, « tout l’homme et tous les hommes »[4]. Comment convertir à une telle perspective par la prédication, la catéchèse, mais aussi les expressions dans les médias sociaux ? La sollicitude est aussi, dans ces domaines, liberté critique et prise de parti. Défi considérable pour l’Église, pour les croyants.

Sollicitude et culture sociétale

Au niveau de l’ensemble de la société, pourrait-on parler d’une culture de sollicitude ? L’institution de la sécurité sociale peut être considérée comme une expression collective et politique de la sollicitude. Actuellement, l’emprise du marché et la concurrence fiscale entre les États dans un contexte de mondialisation exercent une pression considérable sur les politiques sociales. Les conditions d’accès aux allocations de chômage sont de plus en plus restrictives, les coûts de la santé pour les personnes sont de plus en plus élevés. Après la dernière guerre, on était arrivé dans nos pays à largement éradiquer la pauvreté des personnes âgées, qui était tellement répandue, grâce à un système plus ou moins généralisé de retraite. Aujourd’hui, on observe une tendance à favoriser la retraite par capitalisation, c’est-à-dire fondée sur les cotisations volontaires des personnes, par rapport à la retraite par répartition, pour laquelle tous cotisent obligatoirement pour tous, selon des modalités diverses. On favorise ce qu’on appelle la responsabilité individuelle par rapport à la solidarité collective, et donc de fait ceux qui ont les moyens de cotiser pour une retraite convenable. Clair manque de solidarité collective.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, près de trente millions de personnes déplacées errent en Europe. La Convention de Genève crée en 1951 le statut de réfugié qui assure une série de protections à la personne réfugiée. Expression collective de sollicitude. Ces dernières années, ce statut est assez largement mis en cause au niveau pratique, mais aussi parfois dans son principe. La protection de l’identité nationale s’oppose à la solidarité, protection nationale brutalement affirmée dans la majorité des États d’Europe centrale contre le droit international. Au nom de la fraternité évangélique, les Églises devraient être aux avant-postes de la défense de ce droit à l’asile auquel François ne cesse d’appeler. Ce n’est malheureusement pas partout le cas…

Notre société est marquée par l’extraordinaire développement des réseaux sociaux, espace de communication et de liberté de parole. Mais ceux-ci sont aussi devenus un espace d’expressions particulièrement violentes, de mépris, de haine, et par là trop souvent de destruction des personnes. Comment développer aujourd’hui une culture de la communication qui fasse place au libre débat d’opinions argumentées, et tout en même temps au respect des personnes ? L’Église est appelée à jouer un rôle important dans ce travail éducatif d’acculturation positive de ce nouvel outil culturel devenu sauvage. La culture contemporaine est marquée par une survalorisation de l’individu, de son autonomie, de ses droits, par la promotion du bien-être comme valeur primordiale, par diverses formes d’utilitarisme. De ce fait, elle est moins sensible aux valeurs collectives de solidarité. Et pourtant, lors d’événements dramatiques, comme les inondations du mois de juillet 2021, il y a eu d’innombrables initiatives et gestes individuels de solidarité. Il y a une tension réelle entre un climat culturel global plutôt centré sur les intérêts individuels ou corporatistes et, au sein des personnes, une source de sensibilité au malheur d’autrui, typique de la sollicitude et de la générosité personnelle. Comment prendre appui sur cette source morale et spirituelle pour promouvoir une culture de respect, de solidarité, de fraternité, en un mot de sollicitude ? Rencontrer ce défi relève d’une responsabilité fondamentale des Églises, mais aussi de tout le réseau associatif qui porte le souci du bien commun.

Notes :

  • [1] Le synode, dans son document final, a écarté la question concernant les personnes homosexuelles, qui avait pourtant été posée et avait rencontré une violente opposition : François n’y revient pas dans son exhortation.

    [2] Ignace Berten, Les divorcés remariés peuvent-ils communier ? Enjeux ecclésiaux des débats autour du Synode sur la famille et d’Amoris laetitia, Namur-Paris, Éditions jésuites, 2017.

    [3] Le rapport « Les violences sexuelles dans l’Église catholique. France 1950-2020 » de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église présidée par Jean-Marc Sauvé, publié le 5 octobre 2021, est dramatiquement accablant à cet égard.

    [4] Expression caractéristique de Paul VI dans Populorum Progressio, reprise du Père Lebret. Benoît XVI s’y réfère explicitement dans Caritas in Veritate.