En Question n°151 - décembre 2024

Visages du renoncement

Au cœur de ce dossier, nous avons souhaité donner la parole à des « experts » (principalement des expertes) du renoncement. Maria, Marie-France, Isabelle et Julie vivent dans la précarité (subie). Adeline a fait le choix de renoncer au consumérisme. Simon-Pierre est en situation de handicap. Claude vit l’interculturalité au cœur de son couple. Ces personnes témoignent de leur(s) renoncement(s) : ce qui est difficile ou lourd pour elles, la joie qu’elles y trouvent, et les réflexions et engagements que cela leur inspire.

crédit : Anastasiia Nelen - Unsplash _ Couple mixte qui s'embrasse
crédit : Anastasiia Nelen – Unsplash

Quand on vit dans la grande pauvreté : de renoncement en renoncement

Maria, Marie-France, Isabelle et Julie ont partagé à Sandrine Dapsens, animatrice au Pivot[1], ce à quoi elles doivent renoncer dans leur vie souvent chahutée.

Maria : J’ai dû renoncer à déménager dans un logement qui me plaisait beaucoup, à cause des violences conjugales que j’ai subies : j’ai peur de quitter le lieu sécurisé où je suis hébergée et je crains que mon ex-compagnon me retrouve si je déménage.

À cause de ma situation familiale difficile, je dois renoncer à construire un avenir. Je ne sais pas vers quoi je vais.

Julie : J’ai dû renoncer, pour mon fils, à l’héritage de son papa car celui-ci avait énormément de dettes. C’est un acte qui a été difficile car j’ai privé mon fils de son héritage.

J’ai une très mauvaise santé qui ne me permet pas de travailler. C’est difficile pour moi de renoncer à travailler car je préfèrerais donner un autre exemple à mon fils.

Isabelle : On m’a changé de poste de travail sans me concerter et le travail qu’on m’a proposé était très lourd tant physiquement que moralement. À ce poste, j’ai été harcelée et rabaissée. Je n’ai pas tenu le coup : j’ai renoncé à ce travail. Depuis ma plus tendre enfance, je me sens rabaissée et cela m’empêche de construire ma vie correctement.

Marie-France : J’ai renoncé à renouveler ma demande de logement social car, après 10 ans, je n’avais toujours que peu de points et donc, je n’étais jamais prioritaire. Maintenant, j’attends des réponses d’une Agence Immobilière Sociale mais je ne reçois aucune nouvelle. Du coup, je dois renoncer à avoir un « chez moi » car je n’ai pas les moyens de payer un loyer dans le privé. Je vis de-ci, de-là, chez des personnes qui m’accueillent. Je n’ai pas mes affaires avec moi, elles sont dans un box.

Trouvent-elles une forme de joie dans le renoncement ?

Marie-France répond : « Oui, je trouve de la joie dans le renoncement de travailler en crèche car mon travail actuel est moins épuisant ». Julie, elle, voit un côté positif à avoir renoncé à l’héritage de son fils : « J’évite à mon fils de devoir payer des dettes et, à l’avenir, je ne devrais plus être embêtée par les huissiers ».
Maria, elle, ne trouve aucune joie dans le renoncement : « C’était très difficile de renoncer à un beau logement par crainte de la violence de mon ex-compagnon. Ce qui est positif, c’est que je me sens en sécurité là où je vis aujourd’hui mais je ne pourrai pas y rester très longtemps ».

Sandrine Dapsens

Le prix du renoncement choisi

Choisir, c’est renoncer. En ce qui me concerne, alors que j’ai des moyens financiers, j’ai choisi de renoncer au consumérisme gavant notre société capitaliste pour essayer de vivre les convictions écologiques qui se sont imposées à moi ces dernières années. Renoncer à croire à l’abondance illusoire du système économique actuel pour choisir d’ouvrir les yeux sur les « externalités négatives », autrement dit, prendre conscience que le confort matériel quotidien dans lequel j’ai vécu jusqu’à présent n’est permis que par l’exploitation de ressources humaines et environnementales quelque part dans la chaîne de production. Je renonce à une forme d’ignorance consentie pour choisir de rendre visible l’agriculteur sous-payé, exposé aux pesticides autant qu’aux fluctuations du marché, qui se cache dans « les prix les plus bas » ; l’extraction pétrolière dans chaque objet en plastique (si souvent « jetable ») ou dans une accélération ronflante de voiture ; les datacenters énergivores qui permettent de scroller sur les réseaux ou de questionner Google ; le kérosène et le surtourisme derrière les tentants city trips ; la dégradation des conditions de travail derrière la sous-traitance, la franchise, la délocalisation et le « livré endéans les 48h »… Une fois qu’on prend conscience des conséquences de nos privilèges, il serait peu éthique de ne pas y renoncer. Dans ce cas, renoncer est aussi une façon de se désaliéner.

Renoncer a un prix, littéral d’abord, parce qu’on choisit de payer plus cher (le train, la nourriture, les services) ce sur quoi d’autres font des économies. Figuré ensuite, parce que cela implique aussi de renoncer à des biens positionnels (voyage, ski, voiture de société…) qui favorisent le sentiment d’appartenance de classe, et à des apparats du pouvoir qui renforcent sa position au sein de la société. On choisit la sobriété heureuse mais aussi l’humilité. Ce choix pourrait sembler naïf s’il n’était pas doublé d’un renoncement à l’individualisme pour choisir le collectif et, avec lui, la justice sociale et environnementale. D’ailleurs, de nombreux renoncements ne devraient pas reposer sur des épaules individuelles, mais devraient plutôt être liés à des choix de société, les rendant du même coup bien plus acceptables.

Adeline de Wilde

Assumer son handicap, c’est renoncer au mythe de la toute-puissance

Depuis ma naissance, je suis atteint d’une myopathie. Durant mon enfance, cette maladie musculaire n’a pas trop pesé sur mon quotidien, rythmé par l’école, le sport, les jeux entre amis et les balades en famille. Mais depuis la fin de mon adolescence, son caractère dégénératif se fait plus pesant, me poussant à réduire et abandonner progressivement la plupart des activités physiques qui me plaisaient : le tennis, le badminton, le unihockey, le ski, le cyclisme, la randonnée, etc. J’ai aussi été amené à adapter ma vie quotidienne, à dégager plus de temps et trouver des astuces pour assurer mes trajets, m’occuper de mes enfants, assumer mes tâches domestiques, soigner mon corps, etc.

Notre société capitaliste et patriarcale véhicule l’image d’un homme souverain, performant, dominateur et consommateur, à travers la culture, la publicité, l’organisation du travail… et jusque dans nos foyers. Dans ce contexte, vivre en situation de handicap représente tant un défi qu’une subversion. Car accepter son handicap (l’épreuve de toute une vie), c’est consentir à la vulnérabilité, à la perte d’autonomie, à la dépendance, au déclin. Bref, c’est renoncer au mythe de la toute-puissance qui nous est servi à toutes les sauces.

« Souviens-toi que tu es poussière et que tu redeviendras poussière » (Genèse 3, 19). Quiconque ayant vécu la perte d’un être proche s’est sans doute posé la question du sens de sa vie. Personnellement, accepter ma propre vulnérabilité m’a progressivement poussé à chercher l’essentiel (à mes yeux), ce qui implique des renoncements. Par exemple : renoncer aux grands voyages éphémères pour redécouvrir notre « plat pays » (plus pratique quand on est PMR, quoiqu’il reste beaucoup à faire en matière d’accessibilité en Belgique) ; abandonner des activités mondaines pour co-fonder une troupe scoute intégrant des jeunes en situation de handicap, chanter dans des chorales de mariage ou animer un café associatif et social ; quitter un lieu de pouvoir politique pour rejoindre une ASBL à finalité sociale, etc.

Assumer son handicap, c’est permettre à autrui d’exprimer son humanité et à la société d’organiser la solidarité (par exemple, à travers la sécurité sociale ou les infrastructures pour usagers faibles en matière de mobilité). Ce n’est que récemment que je l’ai véritablement compris, en écoutant avec une autre oreille la parabole du bon Samaritain : sans prochain qui interpelle – ces prochains que certains traitent si violemment de profiteurs ou d’assistés –, il n’y a pas de bon Samaritain ni d’institution (dans la parabole, c’est l’auberge) pour prendre soin.

Simon-Pierre de Montpellier

Pour vivre ensemble, accepter l’inconfort

Salah et moi sommes mariés depuis 35 ans. Il est tunisien, je suis belge. Je suis chrétienne, il est musulman. Cette disparité, qu’est-ce qu’elle implique ? Lorsqu’on a des racines, des histoires et des références très différentes, et même antinomiques aux yeux de beaucoup, quels choix poser comme conjoints, comme parents, comme membres de nos traditions respectives, pour être à la fois loyaux à ce que nous avons reçu, ouverts à la différence de l’autre et créatifs dans l’articulation d’une nouvelle histoire ?

Je me suis vite rendu compte qu’il me faudrait renoncer à une série de (fausses) évidences : non, « l’amour ne suffit pas » ; non, des valeurs communes ne se traduisent pas automatiquement en normes communes ; non, notre couple ne va pas se fondre dans le paysage parce que nous sommes tous deux de bonne volonté.

La transmission (culturelle, religieuse) ne sera jamais, non plus, une évidence ; et la culture c’est très large, ce ne sont pas seulement des idées et des références artistiques ; c’est aussi une manière de communiquer, de vivre la sociabilité, de partager l’espace, de manger… : tout cet implicite qu’on imaginait plus ou moins universel, il faudra le mettre à distance, le relativiser, le recomposer pour qu’il soit vivable et acceptable à deux, compréhensible pour les enfants. J’ai ainsi dû renoncer aux belles images d’un avenir conforme aux désirs de ma famille, de mon milieu, de la société dans laquelle je vis. Renoncer à la reproduction de quelque modèle que ce soit, et à la conformité, à la facilité qui y sont liées. Renoncer à un modèle de réussite, à une forme de sécurité, à l’approbation familiale et sociale. Enfin, renoncer à une foi confortable, au soutien de ma communauté religieuse, à la reconnaissance du groupe, à l’assurance identitaire que celui-ci propose : épouser quelqu’un qui croit autrement, quelqu’un dont les convictions ébranlent les miennes, cela m’a obligée à retravailler en profondeur les formulations héritées, les certitudes, les images pieuses. Désormais, je serai toujours marginale dans ma communauté, voire suspectée d’être « traître à la cause ».

Pour vivre ces bouleversements, ces renoncements, j’ai essayé de mettre en œuvre au quotidien un discernement, intellectuel et spirituel, qui préserve notre relation et son équilibre. Comment faire de la place pour l’autre et de la place pour moi, de la place pour ce que nous créons de nouveau, d’inédit ? Ce qui a été difficile, c’est de voir disparaître l’insouciance, dans l’intimité comme dans la société. Notre couple, notre famille interpellent ; on est scruté et cela peut être lourd. Nous avons fait le choix d’une singularité, d’un chemin non balisé ; ce choix est aussi celui d’une certaine solitude. D’autant plus que ce n’est pas, non plus, « toi et moi contre le monde entier ». L’un ou l’autre peut, sur l’une ou l’autre question, coller à ses racines, à son groupe, etc. Selon le cas, on ne fait pas chacun les mêmes efforts de compréhension. Les exigences du groupe d’origine, plus ou moins intériorisées, peuvent être source de tensions avec le conjoint, et source d’incompréhension et parfois de rejet social – ce qui reste douloureux même si c’est assumé.

Ce renoncement est-il aussi source de joie ? Oui, il offre des moments intenses de plénitude, parfois, à éprouver qu’on a lâché une posture automatique, irréfléchie, pour un être ensemble plus juste et plus fécond.. Renoncer à des loyautés apparentes, au conformisme religieux et social, permet de rencontrer une connivence à deux, mais aussi entre deux traditions religieuses, deux traditions culturelles, à un niveau plus profond, plus essentiel. Plus largement, on fait l’expérience de ce que pourrait être une humanité commune à tous. On ressent dans ces moments-là la justesse d’un cheminement, d’une liberté en marche, aimantée par la recherche d’un patrimoine commun, d’un avenir possible ensemble. Disons-le, cet horizon n’est pas très facile à imaginer aujourd’hui. Il relève davantage de la confiance originelle, de l’espérance, que de perspectives concrètes. La joie est souvent différée. Mais son goût donne la force de tenir bon, de continuer à cultiver les germes d’espérance en soi et chez les autres.

Claude Decocq

Notes :

  • [1] Le Pivot est une association bruxelloise qui souhaite rejoindre les familles que personne ne rejoint, pour leur proposer des projets de réussite dans lesquels elles sont pleinement « ACTRICES » (www.lepivot.be).