Xavier Muller : Travailler à bâtir une société meilleure
Xavier Muller est philosophe de formation. Pendant la plus grande partie de sa vie professionnelle, il a été enseignant, donnant des cours, des formations et des conférences à des publics très divers : dans l’enseignement secondaire, en école supérieure, à des jeunes universitaires, à des adultes. Ses domaines de prédilection sont la philosophie politique et la philosophie de l’économie.
Rencontrant de plus en plus de personnes qui éprouvent des difficultés dans leur travail, il crée, en 2017, ALTIUM-Coaching, cabinet de conseil en développement professionnel et leadership, afin de proposer du conseil ou des accompagnements dont la spécificité est d’allier les acquis de la philosophie et les apports de la psychologie positive. Les questions qui concernent le sens du travail et de l’entreprise sont au cœur de son métier. Son mantra :
« Si, au fond de toi, tu entends cette petite voix qui t’appelle à tout donner pour vivre pleinement, pour te libérer des chaînes qui t’enferment, de grâce ne l’étouffe pas. Si tu entends cette voix qui t’appelle à regarder l’avenir sans t’enfermer dans le passé, à voir grand pour effacer les pensées négatives, de grâce fais-lui confiance. Si tu entends cet appel à sortir de toi-même pour donner aux autres la pleine mesure de ce que tu es et apporter ainsi ta pierre irremplaçable à l’édifice du monde, de grâce ne tarde pas : c’est avec des hommes et des femmes comme toi que le monde s’améliorera ».
Travailler, cela a-t-il encore du sens ?
Bonne question ! Car, si l’on en juge par plusieurs travaux et enquêtes réalisés ces dernières années, on constate un net sentiment de perte de sens du travail chez nos contemporains et en particulier dans les jeunes générations.
Une enquête réalisée par Deloitte en 2017 montre que 55% des salariés estiment que leur travail est en perte de sens. Un sentiment que l’on peut corréler au manque d’engagement dans le travail : une autre enquête, réalisée par l’Institut Gallup en 2016, montre qu’en Belgique seuls 6% des salariés se sentent réellement engagés dans leur travail ! Pour prendre une image, si on compare nos entreprises à une barque de 10 personnes, une seule personne rame avec énergie et dans la bonne direction, 4 personnes rament plus ou moins et 5 rament dans la direction opposée ou laissent traîner leurs rames dans l’eau. Comment voulez-vous réellement avancer dans ces conditions ? La question du sens et de l’engagement au travail est donc une vraie question, à la fois à titre individuel et collectif.
Sur le plan individuel, elle revêt une importance cruciale en raison du temps et de l’énergie que nous consacrons au travail. Si l’on y réfléchit, l’essentiel de notre temps lui est consacré. Quelle est donc la signification d’un tel engagement s’il n’a guère de sens pour nous ? Etant donné la place du travail dans nos existences, cette question interroge donc finalement le sens de notre vie elle-même.
Par ailleurs, sur le plan collectif, la question du désengagement représente un coût dont on ne mesure pas suffisamment l’importance. Il s’agit d’un coût économique pour l’entreprise, tout d’abord, mais aussi d’un coût social et politique dans la mesure où ces questions de sens sont intimement liées au contexte dans lequel le travail est accompli et ont un impact sur ce contexte.
Mais alors, que faire ? Comment donner sens au travail pour motiver ceux qui ne rament pas ?
Avant de répondre à la question, permettez-moi de préciser encore une chose. Même si elle connaît une acuité particulière aujourd’hui, cette question n’a en réalité rien de neuf. Au contraire, elle est aussi ancienne que l’humanité dans la mesure où, de tout temps, l’homme a dû travailler pour vivre. Or, le travail demande des efforts… et nous n’aimons guère les efforts, surtout s’ils doivent se prolonger ! C’est la raison pour laquelle la plupart des cultures, comme bon nombre de nos contemporains, considèrent que le travail n’a pas vraiment de sens en lui-même, voire qu’il serait une prison dont il faudrait se libérer. C’est d’ailleurs l’origine étymologique du mot travail, dérivé du latin tripallium qui désignait un instrument servant à contraindre les animaux pour les empêcher de bouger. Chez les Grecs, le travail était ainsi considéré comme une servitude liée aux nécessités de la vie physiologique et qui nous enfermait pour ainsi dire dans la dimension animale de notre condition. C’est pourquoi, il était réservé aux esclaves, alors qu’au contraire l’idéal de vie grec était réservé à l’homme libre, c’est-à-dire libéré à la fois des liens de l’esclavage et du travail afin de pouvoir s’adonner au loisir. Certes, il ne s’agissait pas du loisir comme nous l’entendons aujourd’hui (une sorte d’inactivité consumériste…) mais d’un loisir somme toute exigeant qui désignait plutôt les activités de l’esprit (le mot scholè, qui désignait ce loisir ayant donné notre mot… école !). Un loisir tout relatif donc, qui mettait surtout l’accent sur l’expression et la créativité.
De ceci, il ressort que le travail a en réalité une double nature, que les Grecs exprimaient sous la forme de πονος (ponos) et d’εργον (ergon). Côté ponos, c’est la peine et la souffrance du travail, le côté pénible que l’on cherche à éviter. Côté ergon, c’est le travail comme œuvre à créer, comme activité à travers laquelle on réalise quelque chose de sa vie. Cette double nature nous expose dès lors à deux écueils à distance desquels il importe de se tenir si l’on veut réellement pouvoir donner sens au travail : les écueils de la dévalorisation ou, au contraire, de la survalorisation du travail.
C’est étonnant de parler de survalorisation du travail ! N’a-t-on pas plutôt le sentiment aujourd’hui que le travail est dévalorisé ? Pourriez-vous donner des exemples actuels de ces écueils ?
Vous avez raison, revenons au présent. L’intérêt du détour par l’histoire ou la philosophie est de prendre conscience de ce qui ne dépend pas uniquement des circonstances mais s’enracine dans la nature humaine. Or c’est le cas de cette double nature du travail qui, du coup, traverse toutes les époques, même si chaque période a tendance à pencher plutôt d’un côté ou de l’autre.
Comme vous le dites, nos sociétés, et en particulier les jeunes générations, penchent plutôt du côté de la dévalorisation du travail. Pour vérifier si cela nous concerne, nous pouvons nous poser les questions suivantes : n’avons-nous pas tendance à considérer que la vraie vie se trouve en dehors de la vie professionnelle (en famille, dans nos loisirs ou nos vacances, en salle de sport ou avec nos amis) ? Arrêterions-nous de travailler si on gagnait au Lotto ? Devrions-nous socialement chercher à réduire autant que possible le temps de travail (tout en garantissant un niveau de revenus satisfaisant) ? Si nous répondons plutôt positivement à ces questions et d’autres du même genre, il est probable que nous considérons notre travail essentiellement comme un gagne-pain, comme une corvée nécessaire pour nous procurer ce dont nous avons besoin afin de pouvoir vivre réellement… après le travail, ou en dehors du travail. Cette conception du travail comme moyen de gagner sa vie constitue une première source importante de sens et est, à juste titre, un des leviers de la motivation professionnelle. Mais comme on peut le pressentir, c’est un levier faible car, dans ce cas de figure, la motivation ou le sens du travail sont extrinsèques. Les travaux récents sur la motivation montrent d’ailleurs la faible efficacité de la motivation par le salaire qui reste pourtant encore souvent le principal levier utilisé en entreprise. Sans que nous en soyons toujours conscients, notre société largement consommatrice de loisirs nous incite à nous inscrire dans cette perspective dévalorisante du travail, réduit au rôle instrumental de gagne-pain. Il n’est dès lors pas étonnant qu’une telle société soit séduite par les chants de sirène de l’éloge de l’oisiveté d’un Bertrand Russell, par exemple.
Pour autant, l’importance donnée à ce qui se passe en dehors de la vie professionnelle n’est évidemment pas mauvaise en soi et a permis de corriger l’écueil inverse de la survalorisation qui guettait davantage les générations précédentes, sans pour autant avoir disparu. On peut se situer soi-même par rapport à cette survalorisation en se posant quelques questions à commencer par celle du temps que nous consacrons au travail. Combien de couples ou de vie de famille n’ont-elles pas éclaté en raison de vies professionnelles trop prenantes, singulièrement chez les hommes ? Le travail, disait-on dans ma génération, est comme un gaz parfait : il tend à occuper toute la place disponible. Suis-je donc capable de m’arrêter ? Suis-je capable d’un vrai repos ? On voit par là que l’enjeu du repos dominical, par exemple, a une portée proprement anthropologique et sociale : celui qui travaille sans cesse n’a-t-il pas fait de son travail une idole dans laquelle il se perd ? Cette survalorisation de la vie professionnelle, qui consiste à voir dans le travail le tout de la vie, s’est largement atténuée en raison des crises économiques, du chômage ou de la crise écologique que nous connaissons depuis plusieurs décennies. Pour autant, ce risque n’a pas disparu et continue à s’exprimer, par exemple, dans une conception du travail entendue prioritairement comme réalisation de soi. D’où la difficulté alors d’accepter les contraintes de la vie professionnelle et la recherche prioritaire de l’auto-épanouissement, dans des perspectives parfois fortement influencées par les dimensions égotiques du développement personnel.
Pourtant, n’est-il pas important de chercher à s’épanouir au travail ? Ce que vous dites n’est-il pas contradictoire avec le fait de vouloir donner du sens au travail ?
Bien sûr, quand on voit le temps et l’énergie qui lui sont consacrés, il est essentiel de s’épanouir au travail si on veut être heureux dans la vie ! Mais précisément, on pourrait dire que la recherche d’un travail riche de sens et pleinement épanouissant s’apparente à la recherche du bonheur, à propos de laquelle Saint-Exupéry écrivait dans Citadelle : « Si tu veux comprendre le mot bonheur, il faut l’entendre comme récompense et non comme but ». Je pense donc que ce n’est pas la recherche de l’auto-épanouissement qui donne sens au travail mais que c’est plutôt le fait de donner du sens à son travail qui permet l’épanouissement.
La question revient donc : comment donner du sens, ou plus de sens, au travail, alors qu’il contiendra toujours une part de ponos, de difficultés, de contradictions ?
Le secret, me semble-t-il, consiste à se situer sur cette ligne de crête qui évite tant l’écueil de la dévalorisation que celui de la survalorisation. Ce n’est pas simplement une question d’équilibre ou de juste milieu car il est possible de cumuler les défauts de ces écueils ! Il s’agit plutôt d’une tension vers un objectif qui nous maintient sur cette ligne de crête et qui consiste à voir le travail comme toute activité par laquelle nous apportons aux autres et au monde le meilleur de nous-mêmes en vue de bâtir la meilleure société possible.
Le secret repose donc dans le fait de sortir de soi, de se décentrer pour se donner à autrui, ce qui en fin de compte est le mouvement même… de l’amour ! Or, c’est ultimement ce pour quoi nous sommes faits. Sans ce mouvement de don de soi, nous tournons en rond sur nous-mêmes et dans nos contradictions.
Cependant, ce don de soi ne doit pas se faire de façon irréfléchie, au risque de tomber dans l’une ou l’autre forme de burn-out, qui est une maladie du don précisément. La clé ici est de prendre conscience qu’on ne donne bien que ce dont on surabonde soi-même, à l’image d’une fontaine qui doit se remplir avant de déborder. Nous ne pouvons nous donner dans la durée sans ressourcement qui soit à la hauteur du don.
Or, la source qui permet de donner sens au travail est unique pour chaque personne et chacun doit trouver la sienne. Voilà pourquoi il n’est pas possible de donner une réponse unique à votre question de tout à l’heure : comment donner sens au travail pour motiver celles et ceux qui ne rament pas ? Certes, on peut agir sur des leviers communs qui sont liés à notre commune nature humaine. Mais une des découvertes les plus surprenantes que j’ai expérimentée est de constater la diversité des sources de sens. Pour l’un, l’environnement de travail est déterminant ; pour un autre, sa situation géographique ; pour un autre encore, les relations avec les collègues, ou plutôt les relations avec la hiérarchie, ou le salaire, ou tel avantage en nature, ou l’intérêt intellectuel du travail, ou sa variété, ou le produit délivré par l’entreprise, ou la participation de l’entreprise à un objectif sociétal, ou sa politique écologique, ou le sentiment de réaliser sa vocation ou sa mission de vie, etc., etc. En réalité, nous sommes tous sensibles à l’ensemble de ces dimensions, mais dans des proportions et des modalités qui sont uniques pour chacun. Il y a donc mille sources de sens possibles, à l’image d’un bon cuisinier qui à partir d’une poignée d’ingrédients est capable de composer mille recettes différentes. Voilà pourquoi un coaching professionnel ou de leadership doit à mes yeux avoir une réelle dimension substantielle et pas seulement formelle, afin de conduire une personne ou une équipe à oser sortir d’elle-même pour trouver sa source, à la fois en accueillant le sens qui nous dépasse et qui est lié à notre condition humaine, mais en même temps en intégrant les spécificités propres à chaque personne ou entreprise.
ALTIUM-Coaching
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