Le 14 mars 2022

ÉTUDE 2022 – PEUT-ON ENCORE VIVRE SANS PAPIERS ?

Vivre sans droits de citoyenneté est une situation d’une précarité inouïe. Que l’on soit migrant en transit, travailleur ou bénévole irrégulier, mineur non accompagné, ou que l’on ait d’autres raisons de rester dans l’ombre, au quotidien s’invitent des peurs, des discriminations subies, une auto-exclusion, une pression constante, des arrestations… Dans cette étude, nous tentons de saisir la situation et le vécu des sans-papiers en Belgique. Ce faisant, nous investiguons le paradoxe d’une société qui, sans cesse, tente de faciliter la vie de ses citoyens, notamment au travers de la numérisation, mais qui, ce faisant, érige de nouvelles barrières pour qui n’a pas accès à la citoyenneté, malgré une présence dans notre pays depuis parfois des décennies. Quel est le prix social et psychologique d’une vie sans papiers ? Peut-on encore, aujourd’hui, (sur)vivre sans papiers ?

copy : Frédéric Moreau de Bellaing
copy : Frédéric Moreau de Bellaing

Pour entamer cette étude, Elsa Mescoli, chercheuse spécialiste de l’immigration, présente la situation actuelle des sans-papiers en Belgique. Elle montre dans quelle mesure les personnes sans papiers sont rendues illégales et invisibles par l’État et dans la société en Belgique, et comment elles luttent contre cette stigmatisation, avec le précieux soutien d’associations.

Ensuite, Sotieta Ngo, directrice du CIRÉ, décrit les drames vécus par les sans-papiers au quotidien et dénonce la logique restrictive, les incohérences, l’opacité et la subjectivité de l’État dans les procédures de régularisation, qui créent, selon elle, une « fabrique des sans-papiers » en Belgique. Elle propose alors de changer d’approche dans la politique d’asile et de migration, en reconnaissant la contribution, notamment par le travail, des personnes actuellement sans papiers à notre société, et invite les citoyennes et citoyennes à s’indigner pour faire bouger les choses.

France Blanmailland, avocate spécialiste en droit des étrangers, rappelle les droits fondamentaux que possèdent en principe aussi les personnes sans papiers, mais explique en quoi ils sont difficiles à exercer en pratique. Elle propose d’étendre à tous ceux et celles qui vivent en Belgique les droits humains de base en s’appuyant sur le concept de dignité humaine.

Mehdi Kassou témoigne de l’importante mobilisation citoyenne et du travail essentiel réalisé par la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés, sans distinction du statut des personnes humaines. Il témoigne également des droits fondamentaux qui ne sont pas pris en compte pour les personnes sans papiers et appelle la Belgique à « respecter son obligation de garantir une protection matérielle, médicale et juridique à qui demande la protection internationale ».

De son côté, le père Daniel Alliët nous accueille au Béguinage pour évoquer son combat aux côtés des sans-papiers. Il dénonce la condition des sans-papiers qui correspond, selon lui, à une nouvelle forme d’esclavage. Pour sortir de cette situation dramatique, il plaide notamment pour qu’on permette à toute personne de pouvoir « travailler officiellement » en Belgique.

Plus loin, l’artiste Coline Billen nous partage son travail artistique et interculturel avec la Compagne Transe-en-Danse et évoque le pouvoir de l’art pour créer du lien et rendre visibles les invisibles. Elle dénonce aussi les politiques migratoires « meurtrières » des gouvernement belge et européens et milite pour la régularisation des personnes sans papiers.

Afin de dégager des pistes d’actions et de mobilisations, Baudouin Van Overstraeten, ancien directeur de JRS Belgium, nous présente son point de vue engagé sur les mesures politiques à mettre en œuvre en matières d’asile et de migration. Il dénonce un « excès de rigueur à l’égard des sans-papiers pas justifiable au regard de la responsabilité historique de notre pays dans la situation actuelle » et plaide pour « garantir à toute personne une vie dans la dignité, via un meilleur accès aux prestations sociales et aux services de base ». Il appelle les autorités locales à être plus proactives en la matière, en prenant exemple notamment sur Barcelone, Gand et le mouvement des « communes hospitalières ».  Il propose la création de nouvelles voies d’accès légales et sûres facilitant la migration d’étudiants et travailleurs, la mise en place de critères clairs et permanents de régularisation, et d’autres mesures particulières, afin que nous puissions collectivement retrouver notre boussole, celle de la dignité.

Enfin, le politologue Pascal Debruyne nous partage son regard sur les enjeux éthiques de nos politiques d’accueil et aborde les effets de la pandémie et de la numérisation de la société sur les droits et libertés des sans-papiers. Il plaide pour des directives générales, publiques et transparentes de régularisation, avec une commission consultative et un contrôle des procédures par le parlement. Il analyse la problématique du numérique qui « représente un nouveau domaine de répression et d’invisibilisation » pour les sans-papiers, et met en avant la « citoyenneté active » et le « travail d’émancipation individuelle et collective » des personnes sans papiers.

Au terme de cette réflexion, notre question de départ « Peut-on encore vivre sans papiers ? »  ne reçoit pas de réponse descriptive mais morale. Nous constatons qu’en tant que collectivité, société et État, nous faisons de la vie des sans-papiers un enfer : 

  1. Le circuit légal et le circuit parallèle. Un étranger peut demander l’asile en Belgique. Si son dossier est jugé recevable par l’Office des étrangers (OE), celui-ci fera l’objet d’une enquête par le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA), suivant les critères de la Convention de Genève (1951). Il recevra soit le statut de réfugié (permanent) soit la protection subsidiaire (temporaire), ou enfin l’ordre de quitter le territoire (OQT). Quant aux apatrides (qui n’ont pas de nationalité), ils doivent demander l’ouverture d’un dossier à l’OE, mais la reconnaissance de leur statut dépend du tribunal de la famille. Jusque-là la théorie, car la pratique s’avère plus compliquée selon les situations… En 2021, 25.971 personnes ont introduit une demande de protection internationale. Le CGRA s’est prononcé sur 18.513 dossiers concernant 23.248 personnes. 39% d’entre elles ont reçu le statut de réfugié et 4,5% celui de protection subsidiaire. 23,8% des dossiers ont été jugés irrecevables. La matière est complexe, et si l’on y ajoute les recours possibles et le règlement de Dublin, qui précise quel pays doit traiter une demande d’asile, on réalise qu’il y a franchement de quoi se perdre dans les procédures.

    À côté du circuit légal, il y a le circuit parallèle. Par extrapolation, on estime le nombre de sans-papiers à 150.000 personnes sur le territoire belge. Certains vivent ici depuis plus de 20 ans. D’autres restent dans la clandestinité parce qu’ils souhaitent se rendre dans un autre pays, souvent le Royaume-Uni. D’autres encore ont quitté le circuit légal après l’expiration d’un visa temporaire. Les situations varient, mais le plus interpellant est que l’État ne sait que très peu de choses au sujet de ces sans-papiers et peut donc difficilement affiner des politiques et stratégies adéquates et adaptées.
  2. Des mots piégés et des vécus très différents. Au cours de ce dossier, nous découvrons différents pièges terminologiques. Le langage n’est en effet que rarement neutre. Bien sûr, parler d’illégaux est une manière d’associer à la situation des personnes ainsi désignées l’idée d’une faute. Mais d’autres mots, moins évidents, s’avèrent aussi piégés. Évitons donc de parler de migrants pour désigner des personnes qui vivent ici depuis 10 ou 15 ans : n’est-ce pas une manière de les écarter de la société ? De même, le concept récent des transmigrants révèle lui aussi une association néfaste, à savoir l’idée que l’avenir de ces personnes se situe ailleurs, alors qu’une personne qui voyage sans titre de séjour est souvent amenée à changer ses plans.
  3. Une loi qui ne tient plus. La loi du 15 décembre 1980 relative à l’accès au territoire, au séjour, à l’établissement et à l’éloignement des étrangers a fait son temps. Elle a été modifiée 113 (!) fois et est devenue selon les dires de Myria un instrument opaque et parfois contradictoire. Tout le monde attend le futur Code de la migration. C’est un des chantiers du gouvernement fédéral en 2022. Un élément qui sera particulièrement attendu est la question des régularisations. Les experts que nous avons rencontrés dénoncent en effet le pouvoir discrétionnaire et le flou qui entourent la régularisation. 

    Va-t-on enfin présenter des critères ou directives pour donner un sens à la régularisation de personnes vivant sur le territoire sans titre de séjour ? Cette question est au cœur du conflit entre les sans-papiers qui ont mené la grève de la faim au Béguignage en 2021 et les représentants de l’État. Les sans-papiers se sentent trahis par l’Office des étrangers et le secrétaire d’État. Ils avaient compris, et les négociateurs avec eux, que des éléments concrets qui témoignent de leur intégration en Belgique joueraient en leur faveur. Ce n’est pas le cas et cela montre le côté arbitraire, opaque et injuste de la procédure.
  4. Des droits effectifs tout juste insatisfaisants. Les droits les plus fondamentaux sont souvent garantis sur papier, mais dans les faits, les situations des personnes sans papiers sont tout simplement tragiques. Les droits les plus fondamentaux ne sont pas effectifs : pas de droit au travail, complexité de l’aide médicale, crainte permanente d’être enfermé pour renvoi et donc crainte de la police, difficulté d’obtenir un avocat pro deo, délais administratifs au CPAS, difficulté d’obtenir un logement, insalubrité du logement, asymétrie des relations professionnelles, etc. La vie sans papiers est d’une précarité inouïe.
  5. La société numérique discrimine de manière insidieuse. La digitalisation de la société représente une chance pour qui l’embrasse, mais aussi et surtout une malédiction pour qui ne jouit pas des droits liés à la citoyenneté. C’est un constat rarement fait dans le débat public, mais, pour eux, les portes de la participation à la société se ferment petit à petit sous l’effet de la digitalisation. Il y a en effet des contrôles d’identité insidieux dans à peu près tous les niveaux de la vie sociale et de l’État-providence.
  6. Démonter l’argument de l’appel d’air. En politique comme dans la société, on entend souvent qu’un trop bon accueil inciterait les étrangers à venir en masse. Cet argument sert à justifier des politiques répressives et discriminatoires vis-à-vis des personnes sans papiers. Stopper l’aide locale en Belgique diminuerait-il le nombre de primo-arrivants ? Ce raisonnement est fallacieux, car il surestime une série d’hypothèses qui le sous-tendent. En effet, (i) les migrants n’ont en réalité pas ou très peu la connaissance de notre système d’accueil, (ii) ils n’ont souvent pas l’entière maîtrise de leur trajectoire migratoire, (iii) lorsqu’ils choisissent la Belgique, c’est souvent pour des raisons d’attaches (famille, relations). Ce raisonnement est non seulement immoral, mais il est également faux. Notre devoir citoyen est de le dénoncer et démonter chaque fois qu’il refait surface en politique et dans l’opinion publique, car il tend à nous rendre moins accueillants, ouverts, tolérants et, finalement, moins soucieux de justice.
  7. Il est temps de légiférer pour plus de moralité. Nous pensons qu’il y a trois urgences pour le législateur : clarifier, humaniser et régulariser. Clarifier les textes légaux et rendre plus limpide les procédures. Humaniser, par un accompagnement personnel, un coaching qui ne soit pas asymétrique. Régulariser, au vu du nombre de personnes qui vivent ici, souvent depuis longtemps, sans droits de citoyenneté. Une approche à la fois plus morale et plus pragmatique est souhaitable. Il est intolérable que notre société s’accommode d’une caste de sans-droits, les sans-papiers de Belgique. Une société qui bannit la mobilité sociale n’est ni égalitaire ni démocratique. La question des sans-papiers met à mal la cohabitation dans les grandes villes. Elle demande des solutions adaptées à la vie urbaine et à la fois une culture hospitalière à travers le pays. L’exemple des Communes hospitalières est particulièrement réjouissant.

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