En Question n°151 - décembre 2024

Renoncer se conjugue au pluriel

En écho aux témoignages qui précèdent, nous avons demandé à Étienne Grieu, théologien jésuite engagé aux côtés de personnes en situation de pauvreté, de lire et réagir aux récits de Maria, Julie, Isabelle, Marie-France, Adeline, Simon-Pierre et Claude. Ce faisant, il nous aide à déployer ce que l’expérience du renoncement peut contenir et annoncer.

crédit : Sandra Seitamaa - Unsplash _ migrations d'oiseaux

Que pouvons-nous entendre à travers les témoignages de Maria, Julie, Isabelle, Marie-France, Adeline, Simon-Pierre et Claude ? Comment nous aident-ils à déployer ce que l’expérience du renoncement peut contenir et annoncer ? Je me suis livré à un exercice de lecture, en essayant d’être précis – et fidèle – aux propos tenus.

Renoncer pour dénoncer

Ce qui vient en premier lorsqu’on évoque cette question du renoncement c’est peut-être l’urgence de dénoncer des modes de vie qui mettent en péril les grands équilibres planétaires. Renoncer dans ce cas, participe d’une posture critique. C’est sans conteste le témoignage d’Adeline qui illustre le mieux cette manière de vivre le renoncement. Celui-ci, du coup, est presque tout entier ramené à un choix positif. Adeline, d’ailleurs, annonce la couleur : « choisir, c’est renoncer ». On aurait pu s’attendre à « renoncer, c’est choisir », mais une telle formulation ressemblerait encore à une justification du renoncement, une expression donc, un peu défensive. Elle a choisi l’affirmation.

Ce qui sous-tend et permet un tel positionnement, c’est une analyse du monde contemporain et de ses propositions fallacieuses. Il est question de « renoncer à croire à l’abondance illusoire », d’« ouvrir les yeux », de renoncer à une « forme d’ignorance consentie ». On devine à l’arrière-plan une analyse sociale (des termes techniques affleurent : « externalités négatives », « biens positionnels »), et il est question explicitement de « choix de société ». Le renoncement est donc ici un choix politique, une manière de tourner le dos à cette culture mensongère et périlleuse, et de la dénoncer. Le ressort est explicité, et il relève de l’éthique : « il serait peu éthique de ne pas renoncer [à nos privilèges] ».

Cette orientation vers une vision d’avenir permet donc de faire passer pratiquement toute la négativité des renoncements en positivité : il est tout entier au service d’un projet. On sent toutefois qu’il y a un prix à payer. Adeline précise : au sens propre (payer plus cher le train, etc.) ainsi qu’au sens figuré et ici, elle évoque, il me semble, le risque d’une certaine perte d’influence du fait qu’on renonce aux « apparats du pouvoir qui renforcent sa position au sein de la société ».

Voilà donc une manière très positive, propositionnelle pourrait-on dire, de vivre le renoncement. Elle s’appuie sur une analyse sociale et politique et ouvre, en tout cas, de larges horizons.

Renoncer et se risquer

Le témoignage de Claude apporte une autre coloration, à mon sens très importante, à l’expérience du renoncement, assez éloignée de l’assurance qu’on entend dans les propos d’Adeline (assurance qui pourrait provoquer, comme on peut facilement le comprendre, des allergies ou même des réactions antagonistes épidermiques). Pour Claude, en effet, le renoncement, c’est une avancée sur un chemin non balisé, quand on laisse de côté les repères élémentaires qui, sans même qu’on s’en rende compte, nous livraient la réalité comme un monde à habiter : « tout cet implicite qu’on imaginait plus ou moins universel, il faudra le mettre à distance, le relativiser ». Et cela s’opère non pas à partir de ses choix à elle seule, mais du fait de la présence d’un autre, façonné par des références tout autres, avec qui elle a choisi d’engager sa vie.

Ici, c’est l’expérience même du « sujet » – le fait d’être capable de parole et d’action, parce que situé et positionné dans un monde – qui est mise à l’épreuve. Une épreuve, donc, qui concerne tout l’être et le touche au plus profond. Ce qui guide Claude, sur ce chemin, c’est une promesse : celle de découvrir chemin faisant quelque chose d’autre, certainement plus beau que ce qu’elle a quitté. C’est ainsi qu’elle évoque des « moments intenses de plénitude, à éprouver qu’on a lâché une posture automatique, irré­fléchie, pour un être ensemble plus juste et plus fécond ». En lisant son témoignage, on sent qu’il s’agit de quelque chose de très fort et en même temps de fragile, d’autant qu’il y a très peu de compagnons de routes pour ce voyage déconcertant. Bref, pour Claude, renoncer, c’est se risquer sur des chemins qu’elle découvre en même temps qu’elle les trace.

Renoncer et découvrir

Avec le témoignage de Simon-Pierre, on est un peu dans ce même registre d’une confrontation à des contraintes qu’on n’a pas choisies. Mais ici, en s’en prenant d’abord au corps, elles frappent douloureusement et attaquent la personne dans ses capacités élémentaires (par exemple, pouvoir se déplacer). Les impératifs de renoncement alors, touchent directement l’être, l’attaquent « du-dedans », si l’on peut dire.

Et comme dans le témoignage d’Adeline, on retrouve une dimension critique, qui amène même Simon-Pierre à présenter le défi de vivre en situation de handicap comme la « subversion » d’un imaginaire de performance et de domination qui, tout d’un coup, paraît dérisoire. C’est qu’il y a une autre réalité que celle-là ; on pourrait presque dire, il y a une autre vie que celle-là, ou plutôt, il y a une vraie vie, derrière les trompe-l’œil et les fumigènes de la culture dominante. Et Simon-Pierre, en quelques phrases, ouvre la porte vers cette vraie vie. Il raconte comment l’acceptation de sa propre vulnérabilité l’a « poussé à chercher l’essentiel ». Quel est cet essentiel ? Lui ne le dit pas ; sans doute parce que c’est de l’ordre du secret ou du mystère. Mais en tout cas, on voit qu’honorer cet essentiel se traduit par le soin de champs relationnels, notamment ceux qui permettent à d’autres personnes vulnérables de participer à des activités sociales et culturelles.

L’expérience éminemment personnelle de Simon-Pierre ouvre sur un projet politique. On l’entend clairement quand il dit : « assumer son handicap, c’est permettre à autrui d’exprimer son humanité et à la société d’organiser la solidarité ». Voilà une phrase qui donne à penser ! Le plus personnel, ce qui se joue à l’intime de soi, « assumer son handicap », débouche sur le champ le plus large, parce que ce choix porte l’appel, adressé à toute personne, du plus grand au plus modeste, lui confirmant qu’il/elle peut « exprimer son humanité » et, ce faisant, obliger la société à s’organiser pour tenir compte d’elle ou de lui.

Dans les propos de Simon-Pierre, on sent aussi, notamment à travers les références bibliques, une expérience spirituelle. Et là aussi, même renversement par rapport à nos imaginaires tout prêts à parler : celui qu’il propose de mettre au centre, c’est non pas le Samaritain qui porte secours à l’homme blessé et abandonné à son sort, mais c’est ce dernier. Car c’est bien ce qui lui arrive qui déclenche tout ce qui donnera lieu au récit. On a souvent identifié le Christ au bon Samaritain. Simon-Pierre le verrait plutôt dans l’homme agonisant au bord du chemin. Et sa vision me semble extrêmement juste et forte.

Renoncer sans oublier 

Avec Maria, Julie, Isabelle, Marie-France et Sandrine, on entre encore dans un autre monde. Mais il me semble qu’on pourrait retrouver à partir de ce qu’elles disent, beaucoup des harmoniques jusqu’à présent croisées.

Les témoignages sont très sobres, avec des phrases toutes simples, mais qui ouvrent chacune des horizons redoutables, difficiles à imaginer, je pense, pour ceux qui ne connaissent pas la grande précarité. Quand elles parlent de leurs renoncements, on sent avant tout le poids de contraintes, souvent fortes, parfois brutales : la menace de violences, un travail trop lourd, des dettes qui pèsent, une santé qui limite les activités. Les termes qui viennent évoquent des choses douloureuses : « j’ai peur », « c’est difficile », « je n’ai pas tenu le coup », « j’ai dû renoncer ». Et Isabelle confie : « j’ai été harcelée et rabaissée ». Il y a donc ici quelque chose de grave qui s’exprime, qui force le respect, parce que l’on voit que ces femmes sont touchées, elles aussi, dans leur être même, et jusque dans leur dignité.

Parfois, ce à quoi ces femmes se heurtent n’a pas, justement, la consistance d’une limite qui s’énoncerait comme telle : « j’attends des réponses (…) mais je ne reçois aucune nouvelle » dit Marie-France. Ce genre de non-réponse est sans doute tout aussi douloureux que des réactions négatives franches, car il laisse dans la plus grande solitude. Le monde peut alors devenir une sorte de chambre insonorisée où se perd même le son de sa propre voix.

Les contraintes évoquées empêchent l’ouverture d’horizons et l’on sent combien l’être tout entier en est fragilisé : « je dois renoncer à construire un avenir. Je ne sais pas vers quoi je vais », dit Maria ; « cela m’empêche de construire ma vie correctement », « je vis, de-ci, de-là ». Ces expressions parlent de vies empêchées et l’on perçoit l’énergie qu’il faut pour ne pas décrocher complètement. Et quand Sandrine interroge sur « une forme de joie dans le renoncement », ce qui vient, c’est le fait d’avoir évité des choses encore pires.

Par rapport à ce que confiait Claude, on entend donc ici une autre musique : les renoncements ne permettent pas d’ouvrir un chemin d’avenir. Qu’est-ce qui peut alors donner encore la force et le désir d’avancer ? Chez Julie, c’est la présence de son fils ; et pour toutes les quatre, c’est peut-être justement de pouvoir en parler, porter ces poids avec d’autres. S’il n’y a, comme dit Maria, « aucune joie dans le renoncement », il y en a peut-être – je me risque même à écrire certainement – dans le fait de pouvoir partager avec d’autres ; et lorsque les récits se mêlent ainsi, une histoire écrite à plusieurs mains peut s’esquisser. Ne retrouverait-on pas ici ce que Simon-Pierre disait à partir de sa manière de vivre son propre handicap ?

C’est pourquoi, il me semble indispensable, quand on réfléchit sur les renoncements, de ne pas oublier ce que vivent les Marie, Julie, Isabelle, Marie-France et bien d’autres, que nous ayons l’occasion de les côtoyer ou pas. Si nous pouvons laisser de la place à leurs récits – et à leurs personnes ! – quand nous pensons renoncement, nous serons bien accompagnés ! Car si notre histoire est arrimée à leurs combats, elle a toutes les chances d’avoir une vraie boussole pour rechercher la justice.