En Question n°137 - juin 2021

eChange : apprendre de ses erreurs à l’école de la démocratie

Faire de la politique et pour les citoyens comprendre ce que peut faire la politique n’a jamais été aussi difficile. En même temps, c’est sur la qualité de notre démocratie que nous jouons notre avenir. L’expérience contrastée d’eChange (www.echange.be) apporte quelques leçons utiles pour l’avenir.

La Belgique, un pays ingouvernable ?

Gouverner la Belgique en 2021 a tout de la mission impossible. Dans un monde globalisé, le pays subit souvent les décisions prises par quelques grands acteurs publics ou même privés. De plus, sur le plan national, la volonté, traduite dans les réformes de l’État successives, de morceler l’exercice des politiques publiques, que ce soit sur base linguistique ou territoriale, a créé une structure institutionnelle peu lisible. L’action d’un niveau de pouvoir se retrouve systématiquement entravée par celle des autres et les mécanismes de coordination font défaut.

Par ailleurs, l’individualisation des relations sociales, notamment via la digitalisation, tend à enfermer chacun dans une bulle de contacts et d’informations étanche par rapport à celle de ses voisins, même géographiquement proches. Cette déstructuration de la société a beaucoup affaibli les institutions traditionnelles, qui perdent leur légitimité au fur et à mesure que leur public cesse de partager des repères culturels communs.

Certes, la pandémie a permis – de manière temporaire et exceptionnelle − de recréer un vécu collectivement partagé, en Belgique et même au-delà. Ce n’est pas un hasard qu’en 2020 la Belgique ait pu se doter d’un gouvernement fédéral après un an et demi de blocage, malgré une entente toute relative entre les forces qui le composent, et que l’Europe ait pu accoucher, après une négociation marathon, non seulement d’un budget pour les sept prochaines années mais d’un plan de relance mettant pour la première fois à disposition des institutions européennes et de ses États membres des centaines de milliards d’emprunts à rembourser au travers de ressources propres communes.

eChange : une expérience positive

En 2017, nous avons constitué la plate-forme eChange, dont l’objectif était d’instaurer un dialogue entre politique, experts et citoyens pour réinventer la démocratie en Belgique. Le message à la base de la création d’eChange est fondamentalement lucide mais résolument optimiste : les solutions idéales n’existent pas, mais le dialogue peut contribuer à rapprocher des points de vue, à informer davantage des citoyens et citoyennes et donc à les rendre plus actifs, ainsi qu’à plus ancrer le discours d’experts dans la réalité sociale.

Même si les réalisations n’ont pas été à la hauteur des ambitions de départ, l’expérience pour ceux et celles qui ont vécu eChange de l’intérieur a été extrêmement enrichissante : une volonté de participation de la part des citoyens, même si parfois teintée d’une certaine amertume ou de désillusion, la rencontre d’hommes et de femmes politiques (pas tous évidemment) résolument orientés vers le bien commun et la volonté de trouver des solutions constructives. Globalement, eChange a aussi bénéficié d’un accueil favorable par les médias, dont certains ont appuyé la démarche avec conviction, ainsi que de relais utiles au sein de différentes organisations de la société civile.

Parmi les actions les plus emblématiques d’eChange : le lancement des 10 engagements, proposés à tous les candidats aux élections communales de 2018, souscrits par plusieurs centaines d’entre eux, et l’organisation de débats constructifs autour de propositions préparées par des experts et dans certains cas des groupes citoyens lors de la campagne électorale pour les élections de 2019, en partenariat avec Le-Vif / L’Express.

Les partis comme moteur et freins de la démocratie

Sous un angle un peu moins positif, une leçon – provisoire − de l’expérience d’eChange jusqu’à présent est la difficulté d’articuler fonctionnement actuel de la démocratie de partis (ou particratie) et gouvernement à long terme. La logique politique dominante pour le moment est un jeu de positionnement médiatique au jour le jour par rapport à son propre électorat/sa propre communauté. Essentiellement, la plupart des partis sont sur la défensive et ne souhaite pas prendre de risques. Mais cette guerre de communication aboutit à ce que des réformes essentielles dont la Belgique a un besoin urgent – qu’il s’agisse des pensions, de la fiscalité, de l’énergie, ou de l’emploi −, sur lesquelles experts et société civile ont travaillé parfois pendant des années, soient détricotées, voire complètement bloquées. Par ailleurs, le fédéralisme « à la belge » a un côté carnavalesque : on retrouve les mêmes acteurs à tous les niveaux de pouvoir, avec des rôles parfois différents. La politisation des nominations dans l’administration déresponsabilise et déstructure les services, cassant le principal outil à la disposition du politique pour mettre en œuvre les réformes qu’il annonce sur les réseaux sociaux. Et l’aspect le plus triste est que les premières victimes en sont les femmes et les hommes politiques eux-mêmes, du moins celles et ceux qui ont une ambition de faire bouger les choses. Ils/elles sont prisonniers d’un système qui les épuise, acteurs dans une pièce dont les metteurs en scène improvisent le scénario d’heure en heure, et sans savoir quelle sera la chute. Cette fresque d’une démocratie en déclin fait écho à ce que dénonce l’écrivain Amin Maalouf, notamment dans le livre « Le naufrage de civilisations » à propos du Liban, sa patrie : l’occupation de l’ensemble des rouages de l’État par les différentes factions politiques, au nom d’une soi-disant représentation équilibrée, loin d’assurer la paix, a été le moteur de la corruption et a conduit à la dislocation progressive d’un pays qui dans les années 1960 était considéré comme le phare du Proche-Orient.

Il est sans doute temps de se poser la question du rôle des partis en démocratie et de ses limites, pour dissiper cette impression qu’ils sont hors et au-dessus des lois. Pour que les partis restent un rouage essentiel de la démocratie, il faut renforcer leur cadre juridique vers plus de transparence et de légitimité. Ceci apparait comme un préalable indispensable pour rendre possible aussi toute une série d’autres innovations comme un renforcement du rôle du parlement, la mise en place d’un vrai régime de responsabilité, et une plus grande implication des citoyens dans la vie politique.

Le dialogue citoyen : limites et mérites

Un autre acquis de l’expérience eChange est précisément que le dialogue avec les citoyens est essentiel. Mais c’est une entreprise qui demande beaucoup d’investissement et de méthode, et dont le résultat ne doit pas être quantifié uniquement en terme de production d’idées, sous peine d’avoir l’impression d’une gigantesque débauche d’énergie stérile. Le dialogue est un exercice réciproque, qui porte un sens en soi, surtout en démocratie, et qu’il ne faut pas voir que comme un outil pour aboutir à des mesures concrètes dans l’ensemble des domaines d’action des autorités publiques.

En effet, nous vivons dans des sociétés de plus en plus complexes dans lesquelles personne − et y compris les gouvernants − ne maîtrise le développement incontrôlable des connaissances et des innovations technologiques. La participation citoyenne n’est pas la recette miracle pour gérer l’ensemble des questions auxquelles doit faire face la Belgique, mais elle doit accompagner l’action des gouvernants et permettre de la « tester », de la confronter de manière permanente. Elle doit aussi permettre aux citoyens de mieux habiter le monde dans lequel ils vivent et de ne pas se sentir simples spectateurs passifs, ignorant les véritables enjeux. En démocratie, les paroles sont des actes, et tout changement commence par être imaginé avec des mots avant de se réaliser. D’où l’importance essentielle de l’éducation et de la formation à la démocratie, domaines dans lesquels il existe encore de larges marges de progression en Belgique.

La plate-forme eChange est restée peu active durant la période de pandémie. Il est trop tôt aujourd’hui pour comprendre ce que nous réserve l’après-Covid. Mais il est certain que plus que jamais la création de lieux où se rencontrent des personnes d’horizons différents, où on valorise la recherche de solutions dans l’intérêt collectif, où imagination et réalisme se côtoient dans la bonne humeur et le respect mutuel, est une des clés du futur de nos démocraties. Et c’est certainement un chantier qui vaut la peine d’être continué.