Engagements citoyens au sein de l’entreprise
Quels engagements citoyens au sein de l’entreprise du 21e siècle ? Nous avons voulu répondre à cette question en faisant dialoguer[1] trois experts de terrain du milieu entrepreneurial. Jacques van Rijckevorsel est ingénieur civil avec une longue carrière chez Solvay SA. Entré au Comité exécutif en 2000, il est pensionné depuis 2014 et assume depuis la responsabilité de président du conseil d’administration des Cliniques Saint-Luc (Bruxelles). Claude Verstraete a assumé des fonctions de direction au sein d’AC Nielsen avant de devenir consultant en management stratégique et d’intervenir comme maitre de conférences à l’UCL. Michel Damar est coach professionnel, consultant en management public et maitre de conférences à l’UNamur. Il a été haut fonctionnaire fédéral et membre de cabinets ministériels.
Le projet « Solar Impulse » auquel a participé Solvay,
est-ce l’arbre qui cache la forêt ou bien un levier réel pour prendre
conscience des enjeux nouveaux ?
Jacques van Rijckevorsel : Solar Impulse est le projet d’avion solaire, ‘zéro carburant’, conçu en 2003 par les Suisses Bertrand Piccard et André Borschberg, auquel la société Solvay était associée en tant que partenaire technologique. Le 26 juillet 2015 s’est terminé le premier tour du monde sans carburant au terme d’un périple de plus de 40.000 km de vol. L’avion avait notamment volé sans escale entre Nagoya au Japon et Hawaï, soit 5 jours et 5 nuits pendant lesquels le pilote André Borschberg dormait durant de courtes périodes de 20 minutes.
Outre la prouesse sportive, ce projet a été une source d’innovation à laquelle Solvay pouvait prendre part. Ses technologies innovantes ont permis de créer 13 produits utilisés dans 6.000 pièces industrielles et 25 applications. Ces produits ont amélioré la chaîne énergétique et la structure tout en allégeant le poids de l’avion, apportant ainsi une contribution majeure à la réussite de cet exploit. Les nouveaux matériaux développés pour la circonstance servent maintenant, entre autre, dans les batteries lithium-ion.
Ce projet a développé l’entrepreneuriat au sein de l’entreprise, c’est-à-dire la capacité de prendre et gérer des risques. Il a mobilisé, inspiré et fait rêver les employés. Il a démontré concrètement et publiquement que la chimie pouvait faire partie de la solution d’un problème de développement durable et offrir de l’énergie renouvelable.
Mais, pour répondre à la question de l’arbre qui cache la forêt, je ne vous cache pas qu’au début, quand je suis arrivé avec le projet au comité exécutif, l’avis global était très défavorable. Très peu de gens y croyaient, c’était considéré comme expérimental et un peu fou. C’était donc plutôt un arbre.
Puis on s’est rendu compte que cela marchait et qu’il y avait des tas d’effets positifs collatéraux : le personnel prenait conscience qu’il faisait quelque chose de bien et qui fonctionnait (« doing good and doing well »). D’ailleurs, beaucoup de concurrents citent Solar Impulse pour rendre hommage à la technologie d’énergie renouvelable. Si le projet a été régulièrement remis en question au fur et à mesure de son développement, à la fin, il était impossible de l’arrêter. Cela aurait provoqué une révolution, tout le personnel de Solvay s’y était enthousiasmé. L’arbre était devenu une forêt. Les gens en étaient fiers et se l’étaient approprié. À notre usine à Shanghai, les ingénieurs posaient leur candidature pour pouvoir travailler sur Solar Impulse.
Comment situeriez-vous la place laissée à l’initiative citoyenne au sein de l’entreprise du 21e siècle ?
Claude Verstraete : L’entreprise du 21e siècle n’existe pas : il y des centaines de millions d’entreprises différentes de par le monde : petites, grosses, moyennes, locales, régionales, multinationales. Les cultures d’entreprise sont également très différentes. Samsung, entreprise coréenne, n’a rien à voir avec une multinationale américaine ou avec une entreprise de modèle rhénan comme Danone. Chacune façonnera son propre discours.
Distinguons notamment les entreprises cotées en bourse et les autres. Les premières seront souvent plus entrepreneuriales tandis que les secondes auront plus vite un instinct de long terme et rechercheront la création de valeur pour toutes les parties prenantes. Ils ne visent pas avant tout à faire du chiffre d’affaire et de la croissance.
Mais avant tout, le style de l’entreprise dépend fortement de ses dirigeants. Une entreprise cotée comme Danone a une vision particulièrement long terme, sous impulsion de son CEO, Emmanuel Faber. Il est surprenant de voir à quel point une seule personne peut donner le ton d’une manière remarquable, insuffler un tonus, une impulsion, une vision particulière à toute une entreprise. C’était le cas aussi de Steve Jobs, directeur d’Apple, qui fut une véritable icone : toute la culture d’entreprise passait à travers lui et sa disparition laisse un grand vide.
Les modèles décisionnels en entreprise laissent-ils suffisamment de place à la personne humaine ?
Michel Damar : Je voudrais répondre à cette question en élargissant le spectre à toutes les organisations – entreprises privées, mais également secteurs public et non marchand – parce qu’on y voit émerger, à des degrés divers, un changement important de paradigme. Le système existant de commande et contrôle très orienté top down évolue vers un système bottom up où l’initiative vient de la base et remonte vers le sommet. Ce changement influence considérablement les structures décisionnelles.
Tout d’abord, en ce qui concerne les orientations générales, le top management n’est plus à même aujourd’hui de récolter l’ensemble des informations pertinentes qui lui permet d’avoir et de maintenir une décision fiable pour assurer l’innovation et la pérennité de l’entreprise. Pour prendre de bonnes décisions dans l’organisation, la recherche d’information pertinente doit être malaxée dans un système d’analyse.
Les équipes, dans cette évolution-là, ont un rôle capital à jouer car elles servent d’aimant pour recueillir des informations venant de l’environnement et pour les transmettre au management.
Dans l’hôpital psychiatrique pour lequel j’exerce la fonction de vice-président, nous avions fait une réflexion stratégique sur les grands changements auxquels l’organisation sera confrontée. Nous avions désigné un consultant pour essayer de capter les informations en interne par des interviews de médecins généralistes et de professeurs de santé mentale. Lorsque nous avons récolté ces données, j’ai été frappé de constater que les collaborateurs de l’intérieur, qui étaient en contact avec les médecins traitants et les patients, ont dit exactement la même chose que les consultants externes. D’où l’importance de mobiliser les personnes à l’intérieur de l’organisation pour obtenir la bonne information qui permet à ce moment-là aux dirigeants de prendre la bonne décision. Ensuite, l’organisation fait de plus en plus confiance aux équipes, à leur autonomie pour prendre des décisions à leur niveau. C’est un moteur extraordinaire en termes de motivation. J’emploie volontairement le mot équipe car je pense que la responsabilité individuelle bascule progressivement vers la responsabilité collective à tel point que certaines organisations s’interrogent sur la pertinence de faire des évaluations individuelles de leurs collaborateurs au profit d’évaluations d’équipe car cette accentuation de la responsabilité individuelle est intenable sans un support du groupe. L’explosion de burn-out dans nos organisations en est l’exemple le plus significatif.
Comment s’effectuent les choix à une organisation comme les Cliniques St-Luc ? La dynamique diffère-t-elle des entreprises ?
Jacques van Rijckevorsel : Saint-Luc est une organisation de 6.000 personnes très interdépendantes : elle se compose de 52 services médicaux qui s’orientent de plus en plus vers une médecine multidisciplinaire générant une collaboration multi-métiers et transversale devenue indispensable.
C’est un tout qui doit pouvoir fonctionner de façon tout à fait intégrée et transversale. En plus, il s’agit de soigner et de guérir. Cela requiert un minimum de ressources. Les deniers publics se font de plus en plus rares. Les pouvoirs publics calculant leur participation financière pour que le profit soit nul. Beaucoup d’hôpitaux font des pertes car ils n’ont pas l’efficacité requise.
Les cliniques universitaires sont là pour servir, rechercher, enseigner : elles doivent soigner et respecter le patient et sa famille, développer la médecine du futur, transmettre le savoir et former les jeunes médecins. Ses trois valeurs fondamentales sont communes au privé : efficacité, innovation et collaboration entre employés. La sanction est la même qu’en entreprise : le client comme le patient peut choisir d’aller ailleurs. Des différences existent cependant. Dans le cas des hôpitaux, l’État intervient beaucoup plus et puis il y a une influence politique et confessionnelle significative, notamment pour ce qui est des cliniques privées chrétiennes.
Comment gérer l’entreprise sans avoir les yeux rivés sur
le profit et le court terme ? Comment dépasser la seule logique de
rentabilité ?
Claude Verstraete : J’ai été consultant chez Colruyt pendant des années. Ce n’est pas une entreprise parfaite, il y a même des soucis sérieux, mais c’est une entreprise qui a des valeurs et cette famille dirigeante a une certaine manière de vivre, une éducation différente. Ainsi Jef Colruyt part tous les ans 15 jours dans un ashram (ndlr : temple de méditation et de yoga) en Inde pour être dans le silence. Son métier est de réfléchir à l’avenir. Les camions en panne, les clinches des portes l’indiffèrent car il a le nez sur 2025/2030. Il réfléchit où il veut amener son entreprise et ce qu’il doit faire aujourd’hui pour y arriver. En outre, depuis au moins 40 ans, les dirigeants ont une vision sur la participation des employés à l’entreprise absolument remarquable. N’importe quel employé peut, via intranet, poser des questions, proposer des solutions.
Ils ont, de façon systématique, des cercles de qualité un peu à la japonaise où ils modifient petit à petit leur processus. Il y a une culture Colruyt très forte au point que les fournisseurs savent très bien ce qu’ils peuvent fournir ou pas, ce qui sera accepté ou non, car la politique de Colruyt se présente par trois ‘p’ : profit, planète, personne. Chaque nouvelle décision qui passe au comité de direction est moulinée sur ces trois axes. Une décision trop chère, négative pour l’employé ou le client ou qui dégradera l’environnement sera refusée. C’est devenu une seconde nature pour tous chez Colruyt d’envisager le filtre des trois p avant de prendre la moindre décision. Ainsi un bus a été inauguré récemment pour faire les trajets entre la gare de Halle et le quartier général de Colruyt : tout y est installé pour que l’employé puisse déjà se mettre au travail. Si la concurrence est très forte avec les autres grandes surfaces, Colruyt est devenu le leader incontestable en termes de part de marché et de rentabilité.
Michel Damar : Je pense que le capitalisme est devenu fou car il est en rupture complète par rapport à l’écologie en épuisant les ressources naturelles mais aussi les ressources humaines. Je pense, dans ce contexte-là, qu’on devra passer par des scénarios de transformation radicaux et rapides dans le management des organisations mais je ne sais pas si on aura le temps d’y arriver. Les initiatives individuelles qui vont dans le bon sens peuvent nous rendre optimistes, mais est-ce que la nature ne va pas nous rattraper ?
Un deuxième changement de paradigme est en train d’émerger : non plus la recherche du profit à tout prix et du profit à court terme mais un équilibre beaucoup plus radical entre une profitabilité indispensable – non pour les seuls actionnaires mais pour l’investissement de demain – et l’enjeu du développement humain des personnes : au niveau de leur compétence comme de leur développement personnel car les deux forment un tout.
Sur le terrain des organisations, il y a quatre niveaux de développement humain. Deux niveaux concernent le bien personnel et deux autres le bien commun de l’organisation. Tout d’abord le collaborateur a besoin de sécurité physique et financière. Ensuite, il y a un besoin d’épanouissement de soi dans le travail, ce qui est plus que le simple bien être. Et puis, il y a la profitabilité de l’entreprise. Enfin, et c’est capital, il y a sa contribution sociétale. Une petite entreprise rurale, par exemple, doit entrer en contact avec les populations locales pour identifier leur besoin. Cette identification est la clef pour définir comment cette entreprise locale va pouvoir évoluer. Elle atteint ainsi le niveau supérieur la faisant contribuer au développement de la communauté et pas uniquement pour sa profitabilité personnelle.
À quoi donc ressemblera l’entreprise de demain ?
Jacques van Rijckevorsel : Je répondrais à quatre niveaux : (i) l’entreprise de demain travaille pour un sens, (ii) elle est curieuse, flexible et se remet en question car les changements seront rapides et importants, (iii) elle fait confiance, ose déléguer et collaborer, enfin (iv) elle veille à la diversité dans l’inclusion, tout en visant l’impact et la responsabilité.
Claude Verstraete : On évoluera vers deux types d’entreprises : les entreprises systèmes où l’informatique dominera l’humain – je n’y donne pas beaucoup d’avenir car l’humain ne l’acceptera plus. Même le client ne rencontre plus d’humains et les employés, envahis par le système, ne tiennent plus le coup. L’autre type d’entreprises est celui où l’humain est central. Les jeunes s’engagent et s’engageront plus dans les entreprises où il y a du sens et où l’humain est présent, même s’ils y gagnent un peu moins. Ils feront du shopping d’une entreprise à une autre jusqu’à ce qu’ils trouvent une entreprise qui a du sens. Le capital n’est pas rare, les banques en regorgent. Les entreprises qui ne tiennent pas compte du bon fonctionnement de leurs équipes finiront par disparaître.
Michel Damar : L’entreprise de demain poursuit une recherche du profit éthique et non excessif. Elle fait du « verdissement » de tous les processus (industriels, logistiques, énergétiques, etc.) car c’est urgent. Enfin, elle cultive les valeurs de la solidarité, de la bienveillance, de la coopération et du dialogue.
Dirigeants et cultures d’entreprise devront évoluer main dans la main…
Claude Verstraete : L’esprit d’équipe et d’humanité dépend toujours de la direction qui doit avoir, outre le savoir scolaire et le savoir-faire, le savoir-être : comment elle est vis-à-vis des autres, vis-à-vis d’elle-même. Elle doit faire grandir ses employés, les mettre debout, là où ils sont, cela demande une grande qualité des personnes. C’est la direction qui donnera le ton à l’entreprise.
Jacques van Rijckevorsel : Avec l’évolution des cultures, le dirigeant va changer complètement de profil. On peut définir trois niveaux d’intelligence : le quotient intellectuel, le quotient émotionnel, qui permet de comprendre l’autre à demi-mot, et le quotient spirituel, qui prend de plus en plus d’importance car il est nécessaire pour mobiliser, inspirer, donner un sens.
Notes :
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[1] Cette analyse est le fruit d’un dialogue préparé en groupe de travail et a fait l’objet d’un atelier au forum RivEsperance, organisé par le Centre Avec le 5 novembre 2016 à Namur. L’animation de l’atelier a été menée par Isabelle Gaspard, présidente du Centre Avec.