L’agroécologie, une émancipation nourricière
Les paysans à travers le monde aujourd’hui sont de plus en plus dépendants des grandes firmes de l’agrochimie et vulnérables aux fluctuations des prix des denrées alimentaires sur les marchés internationaux. Cette dépendance et cette vulnérabilité conduisent bien souvent les paysans à la famine. Si bien que ce modèle agricole basé sur les intrants chimiques et l’ouverture au commerce, censé nourrir le monde, au contraire l’affame et mène droit à une impasse environnementale. Il est urgent de construire la résilience des paysans en raccourcissant les circuits et en minimisant les intrants. L’agroécologie ouvre cette voie.
L’agroécologie, une émancipation nourricière
Aujourd’hui, 870 millions de personnes souffrent de la faim, 30% de la population mondiale est atteinte de malnutrition. Derrière ces chiffres se trouve autant de souffrance et d’atteinte à la dignité d’hommes, de femmes, et d’enfants. L’approche la plus largement répandue porte un diagnostic de type malthusien sur ce problème de la faim : le monde connait une croissance démographique importante et l’offre de nourriture peinerait à suivre. Conjuguer à cela une urbanisation croissante et l’émergence des pays qui amènent des changements dans le style de vie, tels qu’une diversification des produits alimentaires consommés et une alimentation plus carnée, bref la faim serait due à une offre de nourriture qui n’arriverait pas à couvrir les besoins.
Sur base de ce diagnostic, la réponse donnée s’inscrit dans la droite ligne de la révolution verte qui a instauré le modèle productiviste dominant depuis les années 50. Ce modèle consiste à booster les productions par l’industrialisation de l’agriculture. Celle-ci est caractérisée par des monocultures cultivées de manière intensive et l’utilisation de packages biotechnologiques composés de semences plus résistantes (voire d’OGM), d’engrais et de pesticides chimiques. Cette recette a permis d’augmenter considérablement la productivité agricole, mais à quel prix ?
Dépendances
Aujourd’hui, ce sont les paysans qui cultivent aux alentours d’un hectare, essentiellement pour leur subsistance, qui sont le plus touchés par la famine. On estime que 75% des personnes vivant avec moins d’un dollar par jour vivent dans les zones rurales[1]. Durant les périodes de soudure entre la consommation d’une récolte et la suivante, ces personnes manquent d’argent pour s’acheter à manger. Or, le système productiviste de la révolution verte rend les agriculteurs extrêmement dépendants de l’industrie de l’agrochimie qui commercialise le « package biotechnique »[2]. Cette dépendance augmente leur vulnérabilité. En effet, les multinationales de l’agrochimie vendent aux paysans des semences stérilisées et protégées par des brevets qui assurent que la demande est renouvelée chaque année, ainsi que des engrais et des pesticides chimiques. Ces packages ne sont généralement réellement efficaces que les premières années ; par la suite, les ravageurs − insectes, mauvaises herbes, rongeurs… − développent des résistances, le sol s’appauvrit, si bien qu’il faut plus de pesticides, plus d’engrais pour des récoltes de moins en moins bonnes. Au coût de ces semences, engrais, et pesticides vient s’ajouter celui de l’énergie qui ne cesse d’augmenter. S’enclenche alors un cercle vicieux qui bien souvent conduit le paysan à l’endettement. Cet endettement peut aller jusqu’à la mise en gage des terres. Si le paysan ne peut rembourser, il doit céder sa terre au créancier et n’a d’autre choix que l’immigration urbaine souvent synonyme de bidonvilles.
A cette dépendance aux multinationales de l’agrochimie, il faut ajouter la dépendance aux marchés internationaux. Suite à la crise de la dette des pays dits du tiers monde dans les années 70 et 80, les Etats qui ont connu cette crise ont été soumis à des plans d’ajustements structurels par le Fonds Monétaire International (FMI). Ces plans imposaient de limiter les dépenses, entre autres dans l’agriculture, ce qui a eu pour conséquence un désinvestissement de ce secteur par les Etats. Le peu d’investissements qui ont été faits, ont été orientés vers l’agriculture d’exportation afin d’acquérir des devises étrangères pour rembourser les dettes. L’agriculture vivrière a complètement été délaissée. Par ailleurs les Etats ont été amenés, de gré mais le plus souvent de force, à ouvrir leurs frontières au commerce international en supprimant les « entraves au commerce » – droit de douane, quotas… Avec l’ouverture du commerce mondial, les producteurs du Sud se sont trouvés en concurrence sur leur marché local avec les producteurs du Nord fortement subsidiés. Bien des producteurs, incapables de concurrencer leurs homologues des pays industrialisés, ont dû abandonner leurs activités, ne pouvant tout simplement plus en vivre. C’est ainsi que peu à peu les bidonvilles gonflent et l’agriculture vivrière est délaissée.
Sans agriculture vivrière, la population dépend pour se nourrir de biens importés, ce qui la rend vulnérable aux fluctuations des prix sur les marchés internationaux. Or, en raison des sécheresses qui se font de plus en plus répétitives avec le changement climatique, d’une demande accrue dans les pays émergents, de l’allocation des terres à la production d’agro-carburants, de l’augmentation du prix du pétrole…, les prix des biens agricoles ont tendance à augmenter. Cette augmentation est accentuée par le fait qu’en cas de risque de famine, les pays exportateurs ferment leurs frontières pour garantir leur sécurité alimentaire, ce qui provoque une rareté sur les marchés internationaux et donc des prix qui augmentent. Ajoutez à cela la spéculation qui accentue les mouvements de fluctuations des prix, les situations de quasi-monopole[3] des multinationales capables de retenir des stocks pour faire monter les prix, et cela donne une bonne idée de la précarité engendrée par la dépendance aux marchés internationaux.
Notons que si ces mécanismes de dépendance à l’agrochimie et au marché international sont mortifères pour l’agriculture paysanne du Sud, ils le sont tout autant pour celle du Nord. Dans l’Europe des 27, « le nombre d’exploitations agricoles a diminué de 20% entre 2003 et 2010, les agriculteurs se retrouvent en situation de précarité et doivent abandonner leurs activités [4]. Quant au consommateur, il ne profite pas non plus de ce système : comme nous l’avons vu, l’utilisation massive de pesticide est nuisible pour sa santé et les gains de productivité de l’agriculture intensive ne font pas pour autant baisser le prix de l’alimentation.
Notons également que ce modèle de production a des conséquences désastreuses sur l’environnement : érosion et appauvrissement des sols, perte de la biodiversité, pollution de l’air et des nappes phréatiques, et sur la santé des paysans, des riverains et des consommateurs. Nous revient en tête cette image particulièrement frappante de l’agriculteur muni d’un masque à gaz qui répand des pesticides, image particulièrement inquiétante quand on prend conscience que le produit de ce champ finira dans notre assiette[5]. Par ailleurs, la production d’engrais et de pesticides chimiques est particulièrement dépendante des énergies fossiles[6] et en particulier du pétrole, ce qui renforce le caractère non durable du mode de production, étant donnés le pic de production qu’atteint cette ressource et son caractère polluant.
Finalement le diagnostic dominant du problème de l’alimentation et les solutions qu’il engendre rendent les paysans dépendants d’un système régi par les profits, ce qui les rend particulièrement vulnérables et qui en fin de compte devient une des causes de la sous-alimentation. Lutter contre la faim serait alors autonomiser les producteurs afin qu’ils soient plus résilients aux chocs de ce système qu’ils ne contrôlent pas.
Agroécologie, la nouvelle révolution verte
Le modèle productiviste de la première révolution verte nous mène droit dans le mur. Il est donc plus qu’urgent que s’enclenche une nouvelle révolution dans les modes de production agricole : développer une agriculture ayant un rendement suffisamment élevé pour répondre au défi de l’augmentation de la population mondiale mais également qui réponde aux contraintes environnementales et sociales en fournissant un emploi décent aux agriculteurs. Un modèle de production agricole semble répondre à ces contraintes : l’agroécologie. Ce modèle est une complexification des pratiques agricoles qui mimétise la nature et minimise les intrants, elle se base sur les interactions entre plantes, arbres, animaux, humains et environnement dans les systèmes agricoles. Elle s’appuie sur des processus tels que l’accroissement de la biodiversité, le recyclage, l’augmentation des matières organiques dans le sol et sa régénération, l’intégration des animaux, bref un retournement complet par rapport aux pratiques précédentes. Par ailleurs, en minimisant les intrants, cette agriculture a l’avantage d’être à moindre coût et de renforcer l’autonomie des agriculteurs face à l’agro-industrie.
Prenons l’exemple de la milpa[7]. Celle-ci est un système de polyculture mexicain antérieur à la colonisation espagnole. Elle consiste à semer ensemble le maïs, les haricots et les citrouilles. Le maïs sert de tuteur aux haricots qui eux fixent l’azote et celui-ci fertilise le maïs. Les feuilles de citrouilles quant à elles font de l’ombre et permettent de garder l’humidité. Quant aux mauvaises herbes, elles ont aussi leur utilité, on les laisse pousser pour nourrir les animaux qui donnent du lait et dont le fumier entretient la fertilité du sol. Avec un tel système, les paysans n’ont plus besoin de se procurer des intrants à l’extérieur, ils ont une production diversifiée, sont autosuffisants et alimentent même toute une petite communauté. Les producteurs sont dès lors résilients face aux caprices d’un marché international particulièrement défavorable aux Mexicains depuis les signatures des accords de libre-échange signés avec les Etats-Unis[8]. Par ailleurs préserver la qualité des sols en évitant les engrais et pesticides chimiques permet de s’assurer des récoltes abondantes, meilleur garant contre la faim.
La polyculture n’est qu’un des aspects de l’agroécologie. Il existe bien d’autres méthodes telles que le push-pull, qui consiste à semer des plantes qui attirent les ravageurs loin des cultures, l’agroforesterie, un mélange de cultures et d’arbres spécifiques qui font fonction de fertilisants, qui préservent la vie et l’humidité dans le sol et réduisent l’érosion,… On aurait bien tort de penser que l’agroécologie est un retour à l’âge de pierre d’une agriculture peu productive ; non seulement elle repose sur une optimisation de la production et une mimétisation de la nature qui demandent une connaissance et une compréhension holistique très pointue de cette dernière mais en plus les exploitations d’agroécologie enregistrent un rendement similaire, voire supérieur aux exploitations dites classiques[9].
L’agroécologie représente non seulement une révolution technique et méthodologique mais également une révolution culturelle pour les agriculteurs habitués, formés et convaincus de leur mode de production. Cette révolution passe par une prise de conscience qu’ils peuvent être le centre du système agricole et non le maillon faible et par la prise de connaissance des moyens d’y parvenir. Révolution culturelle chez les consommateurs également, amenés à développer des habitudes alimentaires basées sur les produits locaux et à s’approvisionner de plus en plus par des filières courtes.
En conclusion, s’il semble y avoir une prise de conscience des dysfonctionnements de l’agriculture industrielle, les changements sont principalement de l’ordre du discours et pas encore incarnés dans les faits. Les pontes de l’agro-industrie et les pays qui y ont des intérêts freinent l’évolution de toute leur puissance si bien que le sujet reste tabou dans les instances internationales et le modèle manque du crédit nécessaire à un soutien massif malgré le soutien de l’IAASTD[10] ainsi que du Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation Olivier de Schutter[11]. Face à cette résistance, les mouvements sociaux se sont emparés du modèle qui, en raison de ses qualités écologiques et émancipatrices pour les paysans, constitue un véritable étendard de la critique du modèle dominant. Nous ne pouvons que soutenir et prendre part à cette lutte afin que les droits fondamentaux − droit à l’alimentation, droit à un travail décent, droit à un environnement préservé − soient enfin rencontrés.
Notes :
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[1] « Selon la Banque mondiale, dans son Rapport sur le développement du monde 2008 L’agriculture au service du développement, « les trois quarts des populations pauvres des pays en développement vivent en zone rurale – 2,1 milliards de personnes survivent avec moins de 2 $ par jour et 880 millions avec moins de 1$ par jour –, la plupart tirant leur subsistance de l’agriculture. » (Aperçu, p.1) (http://siteresources.worldbank.org/INTRDM2008INFRE/Resources/French-version-WDR-2008-July-7.pdf). Plus récemment, le Rapport de la pauvreté rurale 2011 (IFAD / Fonds international de développement agricole – www.ifad.org/rpr2011/report/f/overview.pdf) affirme que « au moins 70% des personnes très pauvres dans le monde résident dans des zones rurales… Il est probable que cette situation ne changera pas dans un futur immédiat » (p.3). »
[2] Dix multinationales se partagent 75% du marché mondial des semences. Monsanto et DuPont en ont les plus grosses parts. http://www.novethic.fr/novethic/ecologie,environnement,ogm,,137707.jsp
[3] Cinq firmes contrôlent 75% de toute la chaine du commerce de céréales. Olivier De Schutter, La sécurité alimentaire, Conférence du 16 mars 2012 organisée par Poursuivre et le Centre Avec, Bruxelles.
[5] Scène du documentaire, Les moissons du futur, réalisé par Marie-Monique Robin, 2012. Sous le même titre, l’auteur a publié un livre, publié chez Arte Editions et La Découverte (2012).
[6] L’engrais est le poste énergétique le plus important dans l’agriculture, aux alentours de 30% de l’énergie consommée dans ce secteur (Conférence permanente du développement territorial ; l’agriculture industrielle est ainsi responsable de 14% des gaz à effets de serres (cf. Les moissons du futur).
[7] Exemple tiré du documentaire Les moissons du futur, Marie Monique Robin.
[8] Avant ces accords, le Mexique pratiquait une taxe sur l’importation qui permettait de garantir un prix minimum aux producteurs. L’accord a supprimé ces mesures (même si, de leur côté, les USA n’ont pas supprimé les mesures de soutien à leurs producteurs). Alors que le Mexique était autosuffisant, aujourd’hui 30% du maïs consommé est importé, les prix ont chuté de 66% ; du coup la production n’est plus rentable pour les paysans qui abandonnent leur activité et migrent. C’est le cas pour 3 millions de paysans mexicains. Aujourd’hui 19 millions de Mexicains souffrent de malnutrition. Durant la crise alimentaire de 2007, la production intérieure et les exportations de maïs étaient supérieures à la moyenne, ce qui aurait dû engendrer un chute des prix mais les multinationales qui contrôlent la distribution ont imposé ce pic des prix (cf. Les moissons du futur).
[9] Si le rendement de l’agroécologie est similaire aux rendements de l’agriculture classique, la réduction de la consommation d’énergie permet de faire une économie de 500 euros par hectare par an (cf. Les moissons du Futur, Marie-Monique Robin).
[10] International Assessment of Agricultural Knowledge, Science and Technology for Development : groupe de 900 experts issus de 110 pays, réunis pour mener un état des lieux des connaissances en matière d’agriculture et faire des recommandations. Les conclusions de ce groupe de travail se trouvent dans le document Agriculture at a crossroads www.unep.org/dewa/agassessment/reports/IAASTD/EN/Agriculture%20at%20a%20Crossroads_Global%20Report%20(English).pdf
[11] Voir, par exemple, son audition à la Commission spéciale « Climat et développement durable » de la Chambre des Représentants du Parlement fédéral belge (11 juin 2008) (www.csa-be.org/spip.php?article314). Ou, plus récemment, ses commentaires et recommandations à propos de la politique agricole commune (PAC) The Common Agricultural Policy towards 2020: The role of the European Union in supporting the realization of the right to food (17 juin 2011) (www.srfood.org/images/stories/pdf/otherdocuments/20110617_cap-reform-comment.pdf). Enfin, il faut signaler l’excellent rapport qu’il présenté au Conseil des droits de l’homme de l’ONU en décembre 2010 (www.srfood.org/images/stories/pdf/officialreports/20110308_a-hrc-16-49_agroecology_fr.pdf). S’appuyant sur un large éventail de contributions scientifiques, il explique « ce qu’est l’agroécologie et comment elle contribue à la réalisation du droit à une alimentation suffisante dans ses différentes dimensions : disponibilité, accessibilité, adéquation, durabilité et participation. » (point 11, p. 6). Pour retrouver les rapports d’O. De Schutter, il faut consulter le site : www.srfood.org/fr/rapports-officiels