Le 06 décembre 2022

Prospérité sans croissance ?

Olivier De Schutter est un juriste belge et professeur de droit international à l’Université catholique de Louvain (UCLouvain). Entre 2008 et 2014, il est rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation du Conseil des droits de l’homme à l’Organisation des Nations unies (ONU). Entre 2015 et 2020, il est membre du Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU. En 2020, il est nommé rapporteur spécial de l’ONU sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme. Pour la revue En Question, il rédige en 2020 un article sur l’alimentation (n° 132 – mars 2020), intitulé « De l’économie alimentaire low cost à une nouvelle culture alimentaire ». Le 25 juin 2022, il ouvre la première édition des ‘Assises d’En Question[1], en donnant une visioconférence sur le thème : « Prospérité sans croissance ? ». Suite à cet échange passionnant, il accepte d’en publier ci-après une analyse écrite.

[1] Les ‘Assises d’En Question’ visent à faire remonter du terrain social des grands enjeux de notre époque pour nourrir la construction des dossiers d’En Question pour l’année suivante. La première édition de ces Assises, organisées par le Centre Avec, avait lieu le samedi 25 juin 2022 au Forum Saint-Michel à Bruxelles.

Au croisement des enjeux d’interculturalité, de démocratie et d’écologie, le cœur du malaise de notre époque est notre rapport à la croissance. Nous sommes devenus accros à la croissance. Or, cette quête aveugle à la croissance infinie provoque trois crises : une crise sociale (la pauvreté et les inégalités), une crise démocratique et une crise écologique. C’est pourquoi, trois réponses s’imposent : la transition juste, la revitalisation démocratique, et le renforcement de la cohérence entre les transitions au plan national et les régimes internationaux.

crédit : L.R.


Le débat sur la croissance

Pourquoi sommes-nous accros à la croissance ? Pendant les « Trente Glorieuses » (selon l’expression de Jean Fourastié), dominait la conviction que la croissance était bénéfique pour toutes et tous, grâce à la répartition des fruits de la croissance, permettant ainsi de réduire la pauvreté. Les politiques menées durant ces années-là visaient alors à favoriser la consommation, étendre les marchés et augmenter les revenus publics par l’impôt (ce qu’on a appelé le « compromis fordiste »).

Au début des années 1970, le doute émerge : on prend conscience des limites environnementales de la croissance. Le Club de Rome publie Halte à la croissance ?, il y a 50 ans. Dans la foulée, en 1976, Fred Hirsh publie Social limits to growth (les limites sociales de la croissance). La thèse développée par ce dernier est que la croissance est source de frustration permanente parce que, dès lors qu’elle permet à chacun et chacune d’augmenter ses revenus, s’installe une course entre tous et toutes.

Cependant, en 1973, la crise pétrolière éclate et frappe l’ensemble de l’économie des pays riches. Alors qu’auparavant la croissance était vue comme source d’épanouissement individuel, également répartie entre les groupes de la société, elle est désormais considérée comme indispensable pour rembourser les dettes et créer des emplois. Les doutes sur les limites de la croissance sont alors refoulés.

La croissance et ses trois crises

La croissance génère trois crises : une crise sociale (la pauvreté et les inégalités), une crise écologique (les limites planétaires) et une crise démocratique, alimentée par les deux autres.

La crise sociale

Le philosophe Ivan Illich définit la pauvreté moderne comme résultant de la société de consommation : « Une société où les besoins fondamentaux de l’homme se transforment en demande de biens de consommation a tôt fait de mesurer la pauvreté selon certains étalons de comparaison que les technocrates peuvent modifier à volonté. Est ‘pauvre’ celui qui ne parvient pas alors à satisfaire à certaines normes de la consommation obligatoire ». Ainsi, si une personne n’arrive pas à consommer comme les autres, elle se retrouve exclue. Cette exclusion sociale peut par exemple résulter du sentiment de ne pas pouvoir équiper ses enfants pour l’école, de ne pas pouvoir les envoyer en classe verte, de ne pas pouvoir s’offrir de loisirs et se faire plaisir, etc. Autour de soi, des attentes se développent, même lorsque tous nos besoins essentiels sont satisfaits. Dans nos sociétés occidentales, la croissance a permis de renforcer la capacité à remplir les besoins essentiels, mais il y a une course incessante vers l’acquisition de toujours plus.

En outre, cette croissance est allée de pair avec une compétition entre les États, surtout depuis 1980, pour se positionner dans une économie mondialisée. Cette compétition des uns contre les autres a accru les inégalités. En même temps, dans la plupart des pays, le caractère progressif de la fiscalité a été réduit et la fiscalité sur les ménages les plus riches et les entreprises a globalement diminué. On a assisté à un shift des contributions à l’impôt vers les classes moyennes. Ainsi, la croissance a été recherchée par des stratégies qui ont favorisé les inégalités. La pauvreté moderne et les inégalités sont devenues le prix à payer pour la croissance.

La crise écologique

La croissance a également des conséquences écologiques évidentes. Le découplage de la croissance et de ses impacts écologiques ne fut qu’un rêve. Depuis 2000, il a beaucoup été question de « croissance verte ». À Rio[1], en 2012, cette idée a été popularisée, mais elle est devenue de moins en moins crédible, étant donné l’aggravation du changement climatique, l’épuisement des ressources, la perte de biodiversité, les déchets, les pollutions…

L’équation de Paul Ehrlich/John Holdren, I = PAT, élaborée en 1970, a dominé les débats dans les instances de l’ONU. Celle équation exprime l’impact environnemental (I) des humains sous la forme d’un produit de trois composantes : P = population (en nombre d’individus), A = affluence (en anglais), c’est-à-dire la consommation moyenne de ressources et d’énergie par individu, et T = techniques ou technologies (utilisées pour extraire ou transformer les ressources). La démographie et la consommation étant devenues taboues, il ne reste, selon cette équation, que l’option de miser sur des technologies moins gourmandes en ressources. C’est l’idée de la croissance verte.

Mais, en réalité, les bénéfices des technologies « plus propres » sont annulés par le refus de questionner nos modes de consommation. De plus, lorsque l’efficience d’une technologie est améliorée, surviennent les effets rebonds, dont trois principaux. Premièrement, cela amène à faire plus, car il est possible de faire plus avec moins. Deuxièmement, les économies d’argent réalisées grâce à l’efficience poussent finalement à augmenter la consommation. Troisièmement, cette efficience amène à se sentir moins coupable, et donc à compenser dans un autre « compartiment ».

En 2002, estimant que l’équation de Ehrlich/Holdren n’est pas satisfaisante, Peter Schulze y ajoute un facteur B : le comportement(behavior). L’équation devient ainsi : I = PBAT. La réflexion sur les modes de vie est en effet inévitable.

Les liens entre la croissance des inégalités et les dégradations écologiques sont évidents. Tout d’abord, les inégalités accélèrent la dégradation écologique. En effet, moins la croissance est inclusive, plus la croissance doit être élevée pour réduire la pauvreté. En outre, les inégalités stimulent la consommation ostentatoire (pour montrer ou faire croire à l’importance de son statut social)[2]. Enfin, la répartition des biens et services selon le pouvoir d’achat met en concurrence désirs des riches et besoins essentiels des plus démunis. Prenons l’exemple d’une société où l’eau manque. La question suivante se pose : vaut-il mieux laisser les particuliers plus aisés remplir leur piscine ou bien faut-il satisfaire les besoins essentiels des ménages des groupes plus vulnérables ? Quand les ressources sont attribuées sur le marché, le marché répond à la demande. Qui peut mettre de l’argent sur la table ?

La crise démocratique

Nous sommes face à un malaise démocratique, une perte de confiance dans les élites politiques et une montée en puissance des populismes. Quatre raisons principales expliquent cette situation. Premièrement, la perte de capital social[3]. Le capital social, selon Robert Putnam, désigne « les caractéristiques de l’organisation sociale, telles que les réseaux, les normes et la confiance, qui facilitent la coordination et la coopération pour un bénéfice mutuel ». En bref, ce sont les normes qui nous permettent de nous faire confiance en société. Dans notre société individualiste, le capital social se rétrécit, et ainsi la méfiance gagne, y compris vis-à-vis du politique censé nous représenter.

Deuxièmement, l’incapacité des politiques à réduire les inégalités[4]. Une des raisons du discrédit du politique, c’est que les inégalités persistent. Dans la société, la frustration grandit lorsque les fruits de la croissance ne sont pas répartis équitablement. Troisièmement, le sentiment que les efforts requis pour faire face à la crise climatique sont inégalement répartis[5]. La transformation écologique est ainsi vécue sous le mode du sacrifice, imposée notamment aux classes populaires (ex : les gilets jaunes). Pierre Rosanvallon décrit ce sentiment d’abandon des classes populaires, se sentant humiliées par les classes politiques. Anne Case et Angus Deaton montrent en outre que l’espérance de vie des personnes nées en 1975 se réduit par rapport aux personnes nées en 1935, en raison notamment de l’alcool, de la drogue, etc.[6]

Quatrièmement, la prise en otage des politiques par les acteurs économiques. Dans un article sur les préférences économiques de la population ou des élites, Martin Gilens et Benjamin Page montrent que les politiques prennent considérablement plus en compte les préférences des acteurs économiques et des élites que celles des citoyens moyens[7]. Dans une société de consommation, les entreprises sont maîtres du jeu.

Reconstruire en mieux

Face à ces trois grandes crises, quelles réponses apporter ? Comment « reconstruire en mieux » ? En mettant en œuvre une « transition juste » (au-delà de la compensation des perdants de la transformation écologique), en régénérant la démocratie, et en garantissant la cohérence entre les transitions à l’échelle nationale et le contexte international.

La transition juste

Pour assurer une transition juste, il faut agir sur au moins quatre tableaux. Premièrement, compenser les impacts du verdissement de l’économie. Deuxièmement, identifier les mesures à « triple dividende », qui peuvent réduire l’empreinte écologique, créer des emplois et rendre abordables des biens et services essentiels à une vie décente. C’est par exemple le cas du développement de l’agroécologie, des transports en commun et de l’isolation des bâtiments, qui répondent à ces trois objectifs. Troisièmement, mettre l’accent sur la réduction des inégalités plutôt que sur l’augmentation de la production. Quatrièmement, combattre l’obsolescence programmée. Ces différents aspects sont notamment développés dans le rapport sur la transition juste : « éliminer la pauvreté dans les limites des ressources de la planète »[8].

Améliorer la cohérence entre les transitions

Dans notre économie mondialisée, il n’y aura pas de transition juste sans cohérence entre l’échelle nationale et le contexte international. Tout d’abord, il faut mettre le commerce au service du développement durable, notamment en utilisant le levier des conditionnalités de l’accès aux marchés. Ensuite, il est impératif de démocratiser les régimes de commerce et d’investissement. Enfin, il est nécessaire de mettre les chaînes mondiales de valeur au service du développement durable, grâce à l’obligation de vigilance raisonnable[9].

Revivifier la démocratie

Il devient urgent de régénérer la démocratie, que ce soit pour renforcer la légitimité et l’acceptabilité sociale des mesures adoptées, pour maximiser le potentiel des innovations sociales, qui amènent un changement de normes sociales, ou pour sortir du paradigme de l’« État des rentiers ».

Il y a des raisons d’espérer. Une étude réalisée par Damon Centola, Joshua Becker, Devon Brackbill, Andrea Baronchelli montre que lorsqu’une masse critique de la population, estimée à environ 25%, change ses comportements, le reste suit très rapidement, faisant basculer la norme sociale[10]. Or, on observe autour de nous que des alternatives sont en train d’émerger, faisant place à la convivialité et au partage. Il faut donc persévérer dans la mise en place d’expérimentations locales positives, en veillant au dialogue avec les publics plus pauvres, qui ont des expériences importantes à transmettre. À cet égard, la méthode de « croisement des savoirs » (dynamique visant à croiser les savoirs de technocrates, d’organisations de la société civile et de personnes en situation de pauvreté), développée notamment par ATD Quart Monde[11], est une démarche essentielle à promouvoir.

Notes :

  • [1] La Conférence des Nations unies sur le développement durable, dite Rio+20.

    [2] Thorstein Veblen, The Theory of the Leisure Class : An Economic Study in the Evolution of Institutions, Macmillan, 1899.

    [3] Robert Putnam, Bowling alone, The Collapse and Revival of American Community, Simon & Schuster, 2000.

    [4] Branko Milanovic, Inégalités mondiales. Le destin des classes moyennes, les ultra-riches et l’égalité des chances, La Découverte, 2019.

    [5] Pierre Rosanvallon, Les épreuves de la vie. Comprendre autrement les Français, Seuil, 2021.

    [6] Anne Case et Angus Deaton, Deaths of despair, and the future of capitalism, Princeton University Press, 2020.

    [7] Martin Gilens et Benjamin I. Page, « Testing Theories of American Politics : Elites, Interest Groups, and Average Citizens », Perspectives on Politics, vol. 12, septembre 2014, pp. 564-581.

    [8] Olivier De Schutter, « La ‘juste transition’ dans la relance économique : éliminer la pauvreté dans les limites des ressources de la planète », Rapport d’activité du rapporteur spécial sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté, Assemblée générale des Nations unies, 2020

    (https://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/N20/259/04/PDF/N2025904.pdf?OpenElement).

    [9] Olivier De Schutter, Trade in the Service of Sustainable Development : Linking Trade to Labour Rights and Environmental Standards, 2017.

    [10] Damon Centola, Joshua Becker, Devon Brackbill, Andrea Baronchelli, « Experimental evidence for tipping points in social convention », Science, 360, 2018, pp. 1116-1119.

    [11] Voir « Croisement des savoirs », sur le site web d’ATD Quart Monde.