Le 07 septembre 2020

Raoul Delcorde, ambassadeur au service du bien commun

Le voilà enfin assis. Après tant d’années passées à parcourir la scène internationale, l’ambassadeur Raoul Delcorde nous reçoit dans son salon. Coup du sort : c’est alors même qu’il est devenu retraité que la Covid-19 l’a contraint à rester chez lui. Mais guère inoccupé : écriture de livres, préparation de conférences le maintiennent actif. Le diplomate ne manque pas de projets. Après avoir agi, il tient surtout à transmettre.

Raoul Delcorde – crédit : Centre Avec

Pour la revue En Question, il prend aussi le temps de relire un parcours qui l’a rendu heureux. « J’ai eu la chance de faire carrière dans des postes que j’ai aimés », confesse-t-il. Les débuts, pourtant, furent rudes. En 1985, il est envoyé dans la République islamique du Pakistan. « Il y avait des tensions régionales. Aux frontières se trouvait l’Armée rouge, qui occupait l’Afghanistan ». Delcorde s’envole ensuite vers New York et l’Organisation des Nations unies. « Je découvre alors le multilatéralisme, aux côtés de brillants diplomates comme Paul Noterdaeme et Frans Van Daele. C’était la fin de la Guerre froide et la Belgique siégeait au Conseil de sécurité. On a fait passer une série de résolutions, notamment celle qui consacre le droit d’ingérence en matière humanitaire ». Vient ensuite Vienne, où il assiste à l’émergence de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. Plus tard, il sera ambassadeur de Belgique en Suède, en Pologne et au Canada. Point d’orgue : en 2018, il organise la visite du roi Philippe et de la reine Mathilde outre-Atlantique. « Ce fut pour moi un honneur d’accueillir les souverains au Canada, 41 ans après la visite qu’y rendit le roi Baudouin. Ce fut aussi une belle manière de conclure ma carrière ».

Quel regard posez-vous sur l’état actuel du monde ? Êtes-vous inquiet ? Quelles sont vos sources d’espérance ?

Je suis plutôt inquiet, et en même temps, je ne perds pas espoir. Dans un certain nombre de pays, on assiste aujourd’hui à une montée des populismes et à des formes exagérées de nationalismes. Parallèlement, la crise de la Covid a montré que le multilatéralisme[1] était mis à mal. Enfin, depuis quelques années, je remarque que notre grand allié américain adopte des postures avec lesquelles nous sommes peu à l’aise… Tout cela crée un climat d’incertitude. En même temps, il ne faut pas baisser les bras. Je me réjouis par exemple d’apprendre qu’un certain nombre de personnalités plaident pour que le vaccin contre la Covid-19 devienne un bien public mondial. Certes, il y a un prurit nationaliste, mais je perçois aussi la volonté de faire triompher une vision équilibrée du multilatéralisme. Je pense qu’on va progressivement assister à un retour vers une forme plus équilibrée des relations internationales.

À quoi sert encore un diplomate aujourd’hui ?

J’aime évoquer ce métier au départ de quatre verbes. La diplomatie, c’est d’abord représenter. Pour affirmer les liens avec un pays tiers, rien ne remplace la présence d’une mission diplomatique dans ce pays. Deuxième verbe : informer. C’est une vue de l’esprit de croire qu’à l’ère de l’Internet, on n’a plus besoin des services des ambassades. Celles-ci fournissent une information pondérée, équilibrée, qui permet au ministre de prendre ses décisions en connaissance de cause. Le diplomate sert aussi à protéger. C’est là la dimension la plus connue de nos concitoyens : lorsqu’ils ont perdu un passeport ou qu’ils ont besoin d’aide, ils peuvent faire appel aux services du consulat. On a encore vu l’importance de cette tâche lors de la crise de la Covid, avec les nombreux rapatriements orchestrés par les Affaires étrangères. Dernière mission : négocier. C’est le sel-même du métier de diplomate. Et la négociation passe par la connaissance de l’autre.

La Belgique est un pays complexe. Est-il facile de la représenter à l’étranger ? 

En Belgique, on est « ambassadeur de Sa Majesté le Roi ». À travers le roi, on sert évidemment son pays, son gouvernement et son ministre. En même temps, la Belgique est un pays complexe qu’il convient de représenter dans toute sa diversité. En l’occurrence, l’élaboration d’une position belge peut s’avérer complexe. J’étais ambassadeur au Canada lorsqu’on a signé le CETA, l’accord de libre-échange entre l’Europe et le Canada. La Wallonie s’opposait à ce traité. Cela m’a placé, à un certain moment, dans une situation très compliquée. Je devais respecter la ligne de mon ministre, mais je devais aussi tenir compte de la réalité institutionnelle. Je ne pouvais pas déclarer aux autorités canadiennes que mon pays était favorable au traité. Je me souviens avoir dû me lancer dans de longues explications et avoir connu quelques journées difficiles… C’était toutefois une situation relativement exceptionnelle. Les Affaires étrangères possèdent un système de coordination assez sophistiqué qui fait qu’en général, les ambassades reçoivent des positions bien ficelées.

Vous avez aussi dû représenter la Belgique au cours de longues crises politiques…

Ce sont des situations compliquées. Nos ministres en sont d’ailleurs bien conscients : les ambassades reçoivent les éléments de langage à utiliser pour expliquer la situation à l’étranger. L’un des enjeux consiste évidemment à rassurer les investisseurs potentiels. N’oublions pas que la Belgique est très dépendante de son commerce extérieur ! Et que nos voisins néerlandais tentent aussi d’attirer des investisseurs. L’image est donc quelque chose qui compte ! Des crises à répétition affectent certainement la crédibilité de notre pays.

Avez-vous concrètement ressenti que la capacité d’attraction de la Belgique était affectée par les crises politiques ?

Oui. Vous ne pouvez pas sans cesse rassurer les gens en leur disant : « la situation n’est pas aussi grave que ce qu’on dit, les gouvernements continuent à travailler… » Par ailleurs, j’ai observé que d’autres États ne manquaient pas de faire de la publicité négative sur notre dos. J’entendais : « n’allez pas en Belgique ; là-bas, on ne sait pas de quoi l’avenir sera fait. Venez plutôt chez nous ». Globalement, je constate cependant que nos milieux politiques sont sensibles à l’image de la Belgique à l’étranger. Ainsi, certains ministres, pas nécessairement très attachés à l’État fédéral, retrouvent l’instinct unitaire une fois qu’ils sont à l’étranger. C’est important car la dispersion représente un vrai danger pour notre pays. Cela brouille notre message.

Après avoir été confronté aux grands problèmes de ce monde, quel regard posez-vous sur la situation actuelle du pays ? Les Belges sont-ils encore capables de vivre ensemble ?

Au fil du temps, des compétences ont été transférées au niveau européen et au niveau régional. Je crois que cette dernière dynamique est arrivée à son terme. À un moment, il faut pouvoir s’arrêter.  Lorsque je rencontre des plus jeunes, je me rends d’ailleurs compte que leurs priorités ne portent pas sur l’institutionnel. Les enjeux globaux sont, pour eux, bien plus mobilisateurs.

Parlons justement de ces enjeux. Ces dernières années, les jeunes ont marché pour le climat. Ils n’ont pour autant pas nécessairement le sentiment d’avoir été entendus. La diplomatie belge se mobilise-t-elle assez sur cette question ?

De manière générale, la diplomatie belge se mobilise sur les enjeux globaux, et notamment sur les enjeux climatiques. Évidemment, cette mobilisation n’est pas spectaculaire. L’activité diplomatique ne consiste pas à marcher dans la rue avec des bannières. C’est une activité lente, il faut créer des coalitions… Je tiens toutefois à souligner l’existence de mécanismes, au sein de la diplomatie, visant à impliquer la société civile, et notamment les ONG. On tient compte des interpellations qui nous sont adressées, les Affaires étrangères ne sont pas une tour d’ivoire ! D’ailleurs, je n’écarte pas la possibilité d’une grande conférence gouvernementale en Belgique dans les prochaines années.

Mais sans doute percevez-vous aussi des freins…

Oui, dans certains pays en particulier.

Au-delà des enjeux nationaux, le diplomate ne doit-il pas être au service de la planète ? Ou du bien commun ?

La diplomatie, c’est la volonté de participer au triomphe du droit et de la justice sur la force. On constate d’ailleurs que, au fil du temps, de défenseur des intérêts exclusifs de son pays, le diplomate est devenu capable de vouloir défendre aussi des intérêts universels. Cette évolution est heureuse : les diplomates ont pris conscience d’un universalisme qui est dans le droit fil de leur cosmopolitisme antérieur. Il y a bel et bien un certain nombre de valeurs qui dépassent les enjeux nationaux. Ce sont les valeurs universelles. Et la défense du climat en fait partie.

Avez-vous parfois été confronté à une tension entre intérêts nationaux et valeurs universelles ?

Personnellement, cela ne m’est pas vraiment arrivé. Chez nous, jusqu’à présent, il y a toujours eu un relatif consensus sur la question des droits humains par exemple. En revanche, je n’aimerais pas être un diplomate américain…

Une autre question sensible est celle des migrations…

En Belgique, nous avons un ambassadeur en charge des questions de migration. Sur cette question, la diplomatie belge travaille à la construction d’une position européenne. Un aspect retient notamment l’attention : celui de la stabilisation de l’environnement proche de l’Union européenne (UE) – c’est notamment pour cela qu’on s’intéresse à la Libye. À côté de cela, il y a évidemment le volet coopération au développement. Là, l’idée est d’encourager les possibles migrants à rester sur place en leur offrant des projets éducatifs, en créant du travail…

Quel regard portez-vous sur la récente pandémie de la Covid-19 ?

Elle est venue révéler trois choses. La montée en puissance de la Chine, tout d’abord. Alors que nous ne sommes pas habitués au hard-power chinois, on observe aujourd’hui des tensions avec l’Inde, avec Hong Kong… C’est clairement « China first ». Dans l’après-crise, la Chine va aussi vouloir jouer un rôle vis-à-vis des fleurons technologiques qui se trouvent en Europe. On va devoir faire très attention. Deuxième constat : le retour des enjeux globaux. Pensons au développement, à la santé, à l’éducation, au climat… Et c’est intéressant d’observer que c’est la société civile qui se mobilise sur ces questions. On le voit jusque dans nos rues. Ces préoccupations révèlent que nous ne sommes peut-être plus dans une crise de système mais dans un système de crises. Pour en sortir, la réponse devra passer par le multilatéralisme. Personnellement, je ne vois pas d’autre solution.

Et en même temps, le multilatéralisme ne va pas bien.

Exact. Les États-Unis organisent un travail de sape. Les Russes ne s’y intéressent que si cela peut légitimer leur action. Et la Chine ne s’y engage que si elle peut placer ses pions. Les seuls soutiens authentiques sont les Européens.

Votre troisième constat ?

Il concerne justement l’UE. Dans un premier temps, dans la gestion de la Covid, celle-ci a donné une image un peu somnambulique. Je trouve que, par la suite, la Commission et le Conseil européen ont repris les choses en main. Maintenant, nous devons être conscients que le ciment de l’UE est aujourd’hui le marché intérieur. Ce sont des intérêts mercantiles qui nous réunissent à 27. De ce point de vue, parler de défense européenne aujourd’hui n’a pas beaucoup de sens.

Quel rôle l’Europe va-t-elle pouvoir jouer dans les années qui viennent ?

C’est difficile à dire. La chancelière Merkel quitte son poste l’an prochain, il y aura des élections en France en 2022…  Le Brexit doit nous faire réfléchir. À la fois, c’est triste de constater le départ d’un État important. Pour l’Europe, c’est un affaiblissement. En même temps, le Brexit n’a pas fait d’émules, et a même renforcé la cohésion de l’UE. Schengen, la zone euro, le marché intérieur demeurent des piliers solides, qui contribuent au pouvoir d’attraction de l’UE. Et même en matière de politique étrangère : il y a des résultats. C’est quand même avec l’appui des Européens qu’on est arrivé, en 2015, à un accord sur le nucléaire iranien. Il est clair que l’UE a plus de mal en Ukraine, vis-à-vis de la Russie ou de la Chine. Mais je crois que 70 ans après la Déclaration Schuman, l’Europe tient le cap.

Pour des jeunes, la carrière diplomatique offre-t-elle aujourd’hui de belles perspectives ?

C’est une carrière passionnante, diverse, attractive. La majorité de nos postes n’emploient que deux ou trois diplomates. Cela veut dire que très vite, le jeune Belge reçoit des responsabilités importantes. Dans une organisation internationale, le jeune fonctionnaire doit gravir les échelons avec plus de patience… Engagez-vous donc ! Mais surtout, veillez à bien vous préparer ! Il y a en effet beaucoup d’échecs, très souvent liés à des déficiences sur le plan linguistique…

La diplomatie permet-elle de rendre le monde meilleur ?

Ah oui ! Le principal sujet d’étude du diplomate, c’est l’autre. Il faut essayer d’apprendre sa langue, sa culture ; il faut négocier et essayer, avec lui, de contribuer à la paix – un mot sans doute parfois galvaudé. À la représentation permanente auprès de l’ONU, j’ai travaillé, à mon humble niveau, sur une résolution sur le droit d’ingérence humanitaire. C’est quelque chose de significatif. Par la suite, j’ai pu organiser des missions économiques importantes et soutenir le développement d’entreprises. C’est valorisant ! Maintenant, tout n’est évidemment pas rose dans ce métier. Il y a des dangers, des épreuves. On peut se trouver dans un pays en guerre.

Vous êtes chrétien. En quoi la foi a-t-elle pu nourrir votre travail de diplomate ?

Je n’ai jamais caché ma foi chrétienne, sans pour autant l’afficher. Je crois pouvoir dire qu’elle a nourri l’ensemble de ma carrière. Notamment à travers la notion de bien commun. Tout ambassadeur reçoit des responsabilités – notamment matérielles et financières. Dans l’exercice de ces responsabilités, le diplomate chrétien est invité à faire triompher le bien commun. Ce fut pour moi une ligne directrice. Personnellement, j’ai tenté d’honorer la confiance qui m’était faite dans cette perspective. Malheureusement, j’ai aussi pu observer des situations où les biens publics n’étaient pas utilisés correctement. Autre chose : quand j’étais au Pakistan, j’ai pu me rendre compte que les chrétiens étaient traités comme des citoyens de seconde zone. J’ai été vers eux, je me suis mis à leur écoute. Avec mes faibles moyens, j’ai essayé de sensibiliser mes autorités à leur situation. En Pologne, la situation était très différente. Là, l’Église est triomphante. Il m’a semblé utile de jouer la carte chrétienne, car celle-ci pouvait faciliter l’accès au clergé polonais. Je crois donc que ma foi comme mon identité de chrétien ont pu être un atout.

Bio express

1955 : naissance à Téhéran
1984 : stagiaire au ministère belge des Affaires étrangère. Sera envoyé au Pakistan, à New York, à Washington, à l’OSCE
2003 : ambassadeur en Suède
2007 : professeur invité à l’UCLouvain
2010 : ambassadeur en Pologne
2014 : ambassadeur au Canada
2018 : membre de l’Académie royale de Belgique
2020 : ambassadeur honoraire de Sa Majesté le Roi

Notes :

  • [1] La diplomatie multilatérale se distingue de la diplomatie bilatérale. Cette dernière tend à organiser la relation directe d’État à État. La diplomatie multilatérale, elle, s’exerce au sein d’organisations internationales (Union européenne, ONU, etc.) et concerne donc simultanément une pluralité d’États.