Céline Nieuwenhuys : Donner la parole aux populations précarisées
Près de 20% des Belges seraient menacés de pauvreté ou d’exclusion sociale. Depuis 2008, la succession de bouleversements que nous connaissons pèse toujours plus sur les conditions sociales d’une partie croissante de la population. Comment prendre en compte la situation des personnes précarisées au cœur de la démocratie ? On en discute avec Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale de la Fédération des Services Sociaux (FdSS).
Céline Nieuwenhuys est assistante sociale et sociologue de formation. Depuis plus de 15 ans, elle travaille à la Fédération des Services Sociaux (FdSS), à Bruxelles. Elle en est aujourd’hui secrétaire générale. Au cœur de la pandémie de covid, pendant deux ans, elle a été membre du GEES (Groupe d’experts en charge de la stratégie de sortie – devenu le GEMS, Groupe d’Experts de stratégie de crise pour le covid), dénonçant souvent le manque cruel de prise en compte des populations précarisées dans les décisions politiques.
Quel est votre regard sur l’état actuel de la démocratie ?
À mon sens, elle va très mal. De trop nombreuses personnes se sentent seules, isolées, essoufflées, et donc impuissantes face aux défis immenses auxquels elles et nous toutes et tous sommes confrontés.
Premier défi : sur le terrain social, on est débordés et on se sent souvent impuissants, dans un contexte chaotique d’enchainement de crises aux enjeux toujours plus importants et complexes. On ressent très concrètement les effets du rouleau compresseur du capitalisme néolibéral, avec une dévalorisation des métiers du care (les aides-soignants, les aides à domicile, etc.), une santé qui se dégrade du fait de la pollution et de la malbouffe, etc. En même temps, la distance s’accentue entre le monde politique et administratif et la société civile, entre le « système » et le « monde vécu ». Les associations sociales et socio-culturelles doivent donc résorber les conséquences néfastes de politiques néolibérales et capitalistes, qu’il s’agisse de la pauvreté, de la pollution, de la malbouffe, des logements inabordables… Et le comble, c’est que ces associations se trouvent souvent dans une position de mendicité – et donc de justification permanente – par rapport aux pouvoirs publics.
Deuxième défi : alors qu’ils sont essentiels en démocratie, les corps intermédiaires traditionnels (en particulier les syndicats et les mutuelles), mais aussi les services publics et même les instances communales, se sont éloignés des gens. Des antennes ont fermé, la plupart des services ont été digitalisés, les permanences se font de plus en plus rares… De sorte que les associations qui s’occupaient essentiellement de solidarité chaude (c’est-à-dire de cohésion sociale, de lien, d’écoute, etc.) sont aujourd’hui devenues des sous-traitants de services de solidarité froide. Elles doivent jouer les intermédiaires entre les personnes précarisées et les services publics, les banques, les mutuelles, les syndicats, les communes, etc. Or, la manière même dont sont financés ces services et subsidiées ces associations ne permet plus de prendre le temps de cultiver ce que j’appelle une « démocratie bas seuil ». Ce n’est pas « rentable » de passer du temps avec les gens, d’aller chez eux, d’apprendre à les connaître, de boire un café, de voir comment ils vont, d’écouter leurs besoins, d’assurer une présence dans le quartier, etc. Pourtant, ces « temps de rien » sont essentiels à la démocratie.
Le troisième défi concerne les communs, ces espaces qui appartiennent à tout le monde, dans les quartiers. Du fait de la privatisation des espaces publics, il n’y en a pratiquement plus. C’est une tendance qui affaiblit terriblement la démocratie. Heureusement, quelques beaux projets émergent avec pour ambition de recréer du commun et de la solidarité chaude dans les quartiers. Par exemple les BRICo, le Petit vélo jaune, Bras dessus Bras dessous, ou encore la maison ABC. Soigner la vie de quartier, offrir des espaces de rencontre, c’est une manière de redonner de la considération aux gens qui y vivent. Et la considération, c’est la base de la démocratie. Ces initiatives sont autant de notes d’espoir.
Des projets inspirants pour retisser du lien dans les quartiers
BRICo :
Les Bureaux de Recherche et d’Investigation sur le Commun ou Brigades de Réparation Immédiate et Collective sont une initiative de la Fédération des Services Sociaux (FdSS), portée par des acteurs locaux, visant à « réparer les solidarités de quartier, mises à mal par les crises successives ». Le concept ? Investir des locaux – les plus neutres possibles, pour attirer un public diversifié – pendant trois jours, offrir à manger et à boire, et permettre aux gens de s’exprimer, à partir de la question suivante : « Si vous deviez réparer quelque chose dans votre quartier, par où commenceriez-vous ? » Les journées sont animées par des acteurs locaux, des travailleurs sociaux et des intervenants extérieurs.
www.fdss.be/fr/ateliers-de-quartier-bri-co-ressources
Petit vélo jaune :
Cette association accompagne des parents isolés socialement, en situation de difficultés et de précarité, dès le début de leur aventure familiale (voire de la grossesse). Comment ? Par une rencontre entre une famille et un ou une bénévole, qui, ensemble, créent un binôme. La personne bénévole (appelée coéquipière) se rend dans la famille une fois par semaine pendant un an pour apporter un soutien aux parents, que ce soit en termes de démarches administratives, de partage d’expérience ou simplement pour amener une présence et une écoute. À la manière d’un « bon voisin » ou d’une « bonne voisine ». www.petitvelojaune.be
Bras dessus Bras dessous :
Cette association met en contact des personnes âgées de plus de 60 ans, vivant à domicile et exprimant un sentiment de solitude et/ou d’isolement social, avec des voisins ou voisines plus jeunes souhaitant passer un peu de temps au gré des disponibilités et des affinités qui se créent. En s’appuyant sur ce réseau local de bénévoles qui permet des rencontres intergénérationnelles et interculturelles, l’objectif de l’association est de remettre la personne âgée au centre de sa vie sociale par le biais d’une nouvelle relation qu’elle choisit de construire dans son quartier.
www.brasdessusbrasdessous.be
Maison ABC :
Située près de la gare du Nord, à Bruxelles, la maison ABC est un centre de recherche ouvert autour de l’art, la culture et l’éducation, accessible aux personnes de tout âge. Groupes scolaires, familles, enseignants en formation, animateurs d’ateliers pour jeunes, collaborateurs de musées ou de bibliothèques… toute personne concernée par l’éducation à la culture et la médiation culturelle est la bienvenue ! La maison est conçue comme un laboratoire interactif et artistique, misant sur le jeu, le travail, la recherche, la découverte et l’expression. On y trouve notamment divers ateliers (textile, bois, papier et livre), un auditoire-cinéma, un café-crèche, un studio d’architecture, une cuisine pour enfants, un espace de jeu extérieur et un potager.
www.abc-web.be/abc-huis-brussel
Durant la pandémie de covid, vous avez critiqué le manque de prise en compte des populations précarisées dans les décisions politiques[1]. C’est un constat général par rapport à notre système politique ?
Le problème est historiquement très ancré. On observe depuis toujours une absence d’intégration de la réalité des populations précarisées au sein des réflexions que notre société mène sur elle-même. Pourquoi cela ? Franchement, je le comprends difficilement. Nous vivons dans une société élitiste, une société du paraître… On continue à penser que la pauvreté est marginale – alors que les chiffres nous montrent que ce n’est plus le cas – et donc à considérer qu’il s’agit d’un sujet à part. Le fait qu’il y ait un ministère des pauvres (de « l’intégration sociale ») est révélateur. Autre exemple : dans la gestion immobilière à Bruxelles, la question de l’accession au logement vient en dernier. Ce n’est qu’à la marge, qu’on va prévoir des logements sociaux. Alors qu’il faudrait faire de l’accès pour toutes et tous au parc immobilier une priorité. Si on veut vraiment que la société soit inclusive, il faut que l’enjeu des inégalités soit au cœur de toutes nos réflexions et actions politiques.
Fondamentalement, à mon sens, qui n’est pas en contact avec la précarité en vient finalement à oublier qu’elle existe. C’est le cas de nombreux hommes et femmes politiques. Dans Une histoire des inégalités, l’historien Walter Scheidel montre que les dirigeants politiques côtoient souvent l’élite socio-économique, et relaient donc plus naturellement les préoccupations et les intérêts de cette élite, plutôt que ceux des personnes précarisées. C’est ce que j’ai pu observer, personnellement, pendant la pandémie, notamment au sein du GEES (le groupe d’experts en charge du déconfinement), où j’étais la seule représentante du secteur social : j’avais vraiment l’impression de crier dans le désert. Très vite, je me suis sentie impuissante à défendre les conditions des personnes vulnérables, du fait que je ne parlais pas le même langage que les lobbies économiques, que je ne disposais pas de tableaux Excel avec des chiffres précis, mais que je parlais avec mon cœur et mes émotions. J’ai donc dû m’habituer à leur manière de fonctionner, « rentrer dans le rang », et me protéger, en me centrant sur certains aspects où je sentais une possibilité d’aboutir. Franchement, c’est dur de tenir. Il faut être vraiment bien accrochée !
Selon Statbel (2022), 2.144.000 Belges, soit 18,7% de la population belge, courent un risque de pauvreté ou d’exclusion sociale. À Bruxelles, cette proportion est de 29,8%. Comment fait-on pour participer à la vie démocratique du pays quand on ne parvient pas, ou très difficilement, à joindre les deux bouts ?
C’est une question cruciale. Aujourd’hui, la manière dont on propose à la population de s’investir en démocratie est problématique. Personnellement, j’ai la chance d’avoir reçu un bagage socio-culturel correct et de ne pas avoir de problème d’argent, mais je travaille à temps plein et j’ai deux enfants. Dans un tel contexte, c’est déjà très compliqué de participer à des concertations, même au niveau communal. De plus, le décalage est immense entre le temps et l’énergie investis dans une consultation de ce genre, et le résultat obtenu, l’impact politique concret.
Néanmoins, quand les sujets touchent les gens dans leur vie quotidienne, la mobilisation citoyenne, y compris des habitants des quartiers précaires, peut être massive. Par exemple, j’ai été rassurée que les gens se mobilisent au sujet du plan Good Move. Peu importe que je partage ou non les avis exprimés, ce qui est intéressant, c’est de voir la mobilisation que peuvent susciter des projets qui concernent directement les gens.
Par ailleurs, le cadre dans lequel se tient la consultation est important. Le parlement est un lieu où, globalement, seules les élites se sentent à l’aise. C’est pourquoi il faut organiser la participation citoyenne dans des espaces agréables, conviviaux, où la population se sent bien, proposer un bol de soupe, prévoir une garderie pour les enfants, etc.
Que faire alors pour permettre à chacune et chacun de participer à la vie démocratique ?
Ce qui me semble le plus important, c’est la considération, la confiance. On parle souvent de la méfiance de la population vis-à-vis des institutions politiques et publiques, mais on oublie d’évoquer la défiance des institutions envers les gens. Sur le terrain social, c’est quelque chose qu’on ressent très fort. Et même au sein des institutions sociales ou d’aide alimentaire, les personnes sont trop souvent déconsidérées, parce qu’elles s’expriment difficilement, parce qu’elles ont une mauvaise orthographe, parce que leurs enfants sont dissipés, parce qu’elles n’arrivent pas à réaliser certaines choses, ou qu’on présume qu’elles mentent, etc. Quand une personne est déconsidérée toute la journée, dans différents lieux, cela devient très difficile d’imaginer que sa voix puisse peser sur la politique de son quartier, et encore moins aux niveaux supérieurs.
Une piste intéressante pour stimuler la démocratie ressort des travaux de la sociologue Isabelle Ferreras (Le Manifeste Travail) sur la démocratisation au travail. Son constat : quand on passe toute sa journée dans une entreprise où l’expérience démocratique est pauvre – c’est particulièrement vrai pour les postes les moins considérés –, il est difficile d’imaginer que sa voix puisse compter. La démocratisation au travail, quel que soit le secteur d’activité, l’entreprise ou la position du travailleur, est donc un premier enjeu important. Cela vaut aussi pour d’autres institutions, les écoles notamment.
Une autre solution, pour moi, consisterait à travailler sur des territoires plus réduits, avec des espaces démocratiques où les gens peuvent prendre la parole et s’exprimer. Des espaces où on ferait le lien entre les besoins du territoire et la création d’emploi, par exemple en s’inspirant des Territoires Zéro Chômeur[2] et de l’économie du Donut[3]. Aujourd’hui, notre société manque de fils rouges. Au niveau de l’emploi, par exemple, c’est dramatique. Les métiers dites « en pénurie », ceux-là mêmes qui sont encouragés par les autorités, ne sont pas spécialement des métiers qui répondent aux enjeux sociaux, écologiques et démocratiques. Ce qu’il faut, c’est créer un maillage entre la démocratie locale, les besoins d’un territoire, les compétences des personnes qui y vivent, etc.
Malgré toutes les difficultés auxquelles vous faites face, vous ne semblez pas perdre espoir…
Je continue à espérer un renversement de tendance. J’ai récemment eu l’occasion de rencontrer le biologiste Olivier Hamant (La Troisième Voie du vivant). Selon lui, nous sommes arrivés à une bifurcation. Si nous voulons nous en sortir, il faut miser sur la robustesse plutôt que sur la performance, préférer la loi des ressources et des besoins, à celle de l’offre et de la demande. Ce sont de tels repères qui m’aident à réfléchir et me donnent de l’espoir.
InES : un think tank pour « repolitiser » les inégalités sociales
InES (Inclusion, Égalité, Solidarité) est un think tank, créé en février 2023, dont les membres partagent le même constat : celui d’une dépolitisation de la question des inégalités sociales. Face à ce constat, InES veut regrouper les expertises issues du terrain et du milieu scientifique, afin d’alimenter le débat public en produisant des analyses et des recommandations politiques sur la question des inégalités. « Nos propositions ne sont pas destinées uniquement aux politiques. Il est important aussi que l’ensemble des citoyens s’en emparent, car ce ne sont pas les partis politiques qui vont sauver la démocratie, c’est l’implication des citoyens dans une dimension de citoyenneté active. C’est cette dimension qu’on essaie de générer », explique André Rea, un des fondateurs d’InES, aux côtés de Céline Nieuwenhuys, sur Matin Première (RTBF), le 14 février 2023. www.inesthinktank.be
Notes :
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[1] ZIN TV, « POLITIQUE – Entretien avec Céline Nieuwenhuys », mars 2021 (www.zintv.org/abecedaire).
[2] Jean Tonglet, « La dignité par l’emploi : Territoires Zéro Chômeur », revue En Question, n°141, Centre Avec, été 2022.
[3] Claire Brandeleer, « Le ‘Donut’, nouvelle boussole pour l’humanité », revue En Question, n°129, Centre Avec, juin 2019.