Le 18 décembre 2023

Crise de l’accueil des demandeurs d’asile : le droit à la dignité humaine bafoué

Le 30 août 2023, Nicole de Moor, Secrétaire d’État à l’Asile et la Migration, annonçait avoir donné instruction à son administration de ne plus recevoir dans le réseau Fedasil les hommes seuls qui introduisent une demande d’asile en Belgique, et cela jusqu’à nouvel ordre. Une décision qui entérine un état de fait qui dure depuis de longs mois. Une décision en totale infraction avec le droit international et le droit belge qui prévoit que toute personne demandant l’asile doit se voir proposer un accueil dans la dignité. Une décision qui a été logiquement suspendue par le Conseil d’État une quinzaine de jours plus tard.

crédit : Simon-Pierre de Montpellier - "Niemand is illegaal
crédit : Simon-Pierre de Montpellier

La Secrétaire d’État a immédiatement réagi en affirmant qu’elle n’avait pas d’autre choix que de maintenir cette mesure. Début décembre 2023, Fedasil, l’Agence Fédérale pour l’accueil des demandeurs d’asile, reconnaissait que 2.700 hommes seuls se trouvaient « en liste d’attente », c’est-à-dire laissés sans hébergement, ne pouvant compter que sur des acteurs de la société civile qui tentent de répondre à certains besoins de base (hébergement, alimentation, hygiène, santé) et les accompagnent du point de vue social et juridique.

Fedasil a déjà connu par le passé des épisodes de saturation de son réseau, se trouvant dans l’incapacité d’offrir une place d’accueil à toutes celles et ceux qui pouvaient y prétendre. Mais la présente crise a ceci de particulier qu’elle s’inscrit dans la durée. Depuis octobre 2021, ce sont d’abord des dizaines, puis des centaines et enfin des milliers de demandeurs d’asile qui n’ont pas été accueillis. Parfois il s’agissait de familles avec enfants, de mineurs non accompagnés ou de femmes seules. Cette crise est aussi inédite parce que désormais, le gouvernement prend délibérément la décision de s’asseoir sur les décisions des tribunaux qui enjoignent à l’État belge de respecter ses obligations légales.

Quelles sont les conséquences de cette situation pour les personnes en demande d’asile ? Comment en est-on arrivé là ? Comment sortir de cette crise ? Que dit-elle de notre société ? Voilà quelques questions auxquelles nous tentons de répondre dans deux analyses[1][CR1] . Celle-ci, la première, met en lumière la précarité des conditions de vie des personnes qui sont touchées par cette crise.

De qui et de quoi parle-t-on ?

« Toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays », proclame l’article 14 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Dans cette perspective, les États ont mis en place une procédure d’asile pour déterminer si une personne étrangère qui en fait la demande peut accéder au statut de réfugié ou à une autre forme de protection internationale parce que sa vie ou certains[2] de ses droits fondamentaux sont menacés dans son pays d’origine.

La crise de l’accueil que nous connaissons en Belgique ne concerne donc pas toute personne étrangère mais, uniquement, celles et ceux qu’on appelle demandeurs d’asile, ou pour reprendre les termes de la loi, « demandeurs de protection internationale »[3]. Pour la plupart, ce sont des personnes qui sont arrivées récemment en Belgique.

D’autres personnes étrangères connaissent aussi de graves difficultés d’hébergement, notamment des personnes « sans-papiers » et des personnes qui transitent par la Belgique (souvent pour rejoindre la Grande-Bretagne)[4]. Vu leur séjour irrégulier, elles ne peuvent prétendre à être hébergées dans le réseau d’accueil de Fedasil.

En 2002 Fedasil a été créée comme l’administration en charge d’assurer l’accueil des demandeurs d’asile. Elle gère elle-même une quarantaine de centres d’accueil mais développe aussi des partenariats avec la Croix-Rouge, les communes (via les CPAS[5]) et des ONG pour créer des places d’accueil. Le réseau Fedasil est constitué de l’ensemble de toutes les places d’accueil pour demandeurs d’asile. Depuis deux ans, ce réseau est saturé et donc dans l’incapacité de répondre au besoin d’accueil de tous les demandeurs d’asile.

Aujourd’hui, les hommes seuls sont donc invités à s’inscrire sur une liste d’attente gérée par Fedasil. Concrètement, ils doivent remplir un formulaire en ligne en y incluant une série d’informations qu’il n’est pas aisé de trouver sans assistance. Ce système suppose donc que tous les demandeurs d’asile non accueillis ont un moyen de se connecter à internet et une adresse électronique et qu’ils disposent d’une assistance pour remplir le formulaire, ce qui ne va pas de soi. En attendant, ils ne reçoivent pas d’hébergement et sont orientés vers le secteur bruxellois d’accueil des sans-abris. En théorie, ils pourraient être appelés lorsque des places du réseau Fedasil se libèrent mais, avec l’instruction de la Secrétaire d’État, ces places sont gardées pour accueillir les familles et les femmes seules. Dans les faits, ils sont donc laissés à la rue.

Or, « tout demandeur d’asile a droit à un accueil devant lui permettre de mener une vie conforme à la dignité humaine. » C’est ce que stipule l’article 3 de la loi du 12 janvier 2007 qui définit et encadre ce qu’on entend par « accueil ». Il ne s’agit pas seulement de l’hébergement mais aussi de l’accès à l’accompagnement médical, à l’accompagnement social, à l’aide juridique et à un accompagnement psychologique.

La société civile se mobilise

Aujourd’hui, la réponse aux besoins des demandeurs d’asile qui n’ont pas accès au système d’accueil de Fedasil est apportée essentiellement par des ONG et les citoyens. Ainsi pour l’alimentation, des associations et des citoyens préparent des repas. Pour la santé, et en particulier la santé mentale, Médecins du Monde et Médecins sans frontières assurent des consultations[6]. Le SISA, Service d’Information Sociojuridique et Administrative de la Plateforme Citoyenne − BELRefugees, offre un accompagnement social et juridique.

Ces services sont regroupés dans le hub humanitaire qui avait été créé à l’intention de toute personne en situation de précarité. Début 2021, avant la crise de l’accueil, seules 10% des personnes qui s’adressaient au hub étaient des demandeurs d’asile, mais fin décembre 2022, ceux-ci représentaient 70% du public[7]. Cela est évidemment très préoccupant, non seulement pour les demandeurs d’asile mais aussi pour toutes les autres personnes qui auraient besoin des services du hub et y accèdent moins facilement en raison de l’explosion des demandes d’aide.

La demande d’hébergement est celle qui revient le plus souvent. Certains demandeurs se tournent vers les services d’accueil d’urgence à Bruxelles, qui sont déjà débordés. D’autres ont parfois trouvé un abri dans des squats organisés dans des bâtiments inoccupés à Bruxelles, parfois dans des conditions extrêmement insalubres[8]. Mais une grande partie des personnes non accueillies se voit contrainte de dormir dans les rues de Bruxelles.

Une santé dégradée

Vivre à la rue pendant plusieurs mois, et dans l’incertitude la plus complète de savoir quand ces conditions de vie prendront fin, cela a évidemment des répercussions graves pour la santé de personnes qui ont déjà été fragilisées auparavant par leur parcours de migration. Dans un état des lieux de la crise de l’accueil dressé en mai 2023, les associations qui sont en contact régulier avec ces personnes évoquent la recrudescence de maladies et d’affections très sérieuses, dont certaines à haut potentiel épidémique, comme la diphtérie, la gale ou encore la tuberculose[9].

Dans ce même état des lieux, « les équipes MSF rapportent une nette détérioration de la santé mentale des demandeur.euses d’asilevivant en rue. Les principaux diagnostics sont : troubles psychotiques, stress post-traumatique et dépressions. Ces conditions sont exacerbées par l’insécurité et l’incertitude liée à l’absence d’hébergement et peuvent conduire à des idées suicidaires ou à des tentatives de suicide. »

Déjà en temps normal, la santé mentale des demandeurs d’asile est mise à rude épreuve. On parle parfois à ce sujet d’un triple traumatisme. Le premier est celui lié au pays d’origine : bien souvent, les demandeurs de protection internationale y ont vécu des événements douloureux et traumatiques, comme des violences, un emprisonnement ou l’assassinat de proches. À ce premier traumatisme s’ajoute celui de leur parcours de fuite qui a duré plusieurs mois, voire plusieurs années, sur des routes migratoires toujours plus dangereuses. On songe bien entendu à la traversée de la Méditerranée dans de frêles embarcations, mais aussi aux brimades, aux humiliations et même à l’esclavage subi notamment par les personnes qui ont séjourné en Lybie. Enfin, une fois en Belgique, la complexité de la procédure d’asile, l’incertitude quant à l’issue de celle-ci, l’inquiétude pour la famille restée au pays et les longues durées de séjour en hébergement collectif, constituent comme un troisième traumatisme.

Aujourd’hui, ce troisième traumatisme s’amplifie pour les personnes qui ne reçoivent pas de place d’accueil : conditions de vie déplorables, et même violences physiques ou verbales. En mars 2023, MSF signalait que, depuis le début de la crise de l’accueil, 59 des patients rencontrés dans le cadre de leur projet de santé mentale, avaient spontanément signalé avoir été victimes d’actes de violence depuis leur arrivée en Belgique, principalement des violences physiques[10].

Un traitement inhumain ou dégradant ?

Fedasil et l’État Belge portent gravement atteinte au droit des personnes non accueillies de mener une vie conforme à la dignité humaine tel que prévu à l’article 23 de la Constitution belge. Pour plus de 7.000 demandeurs, les tribunaux belges ont déjà ordonné à l’État belge et à Fedasil de respecter leur obligation d’accueil. À de nombreuses reprises, la Cour Européenne des droits de l’homme est allée dans le même sens.  

En mars 2023, quatre rapporteurs de l’ONU – sur les droits de l’homme des migrants ; sur le droit qu’a toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale possible; sur le logement convenable en tant qu’élément du droit à un niveau de vie suffisant ; sur les droits à l’eau potable et l’assainissement – ont adressé au Premier Ministre belge un courrier dans lequel ils expriment leur « vive inquiétude quant à la saturation du système d’accueil des demandeurs d’asile en Belgique, et quant à son impact sérieux et négatif sur les droits humains des migrants et des demandeurs d’asile dans le pays » et aussi « quant à l’intégrité physique et mentale de tous les individus affectés par cette situation ». Ils craignent que « les conditions susmentionnées, si elles se confirment, ne constituent un traitement cruel, inhumain ou dégradant »[11].

Impact sur la procédure d’asile

Rappelons aussi que les personnes victimes de cette situation ne sont pas des « sans-abris », mais des demandeurs de protection internationale. Cette protection est accordée par les autorités belges aux personnes qui sont reconnues comme en ayant besoin, au terme d’une procédure complexe. Au cours d’une ou plusieurs auditions longues et parfois stressantes, ces personnes ont à expliquer les raisons de leur fuite. Il leur est vivement recommandé de préparer soigneusement ces auditions avec l’aide d’un avocat ou d’un service d’accompagnement juridique.

Le service d’information sociojuridique et administrative du hub humanitaire peut offrir une guidance pour la procédure d’asile, mais ses capacités sont limitées. Fin septembre 2023, en partenariat avec Caritas-International, Fedasil a ouvert à Bruxelles un point d’information sociojuridique où les demandeurs d’asile ne bénéficiant pas d’une place d’accueil et d’autres personnes étrangères en précarité, peuvent venir poser leurs questions et recevoir des conseils juridiques. Cette initiative est à saluer, même si elle arrive tardivement.

Il n’en reste pas moins que le fait de vivre à la rue ou dans des conditions très précaires a un impact énorme sur le droit à une procédure équitable. Comment pouvoir préparer correctement les auditions, récolter les éléments de preuve à l’appui de sa demande, pouvoir entrer en contact avec un avocat, lorsque chaque jour on est dans une logique de survie ?

Pour une culture de l’hospitalité

La crise de l’accueil porte atteinte à la dignité des demandeurs d’asile non seulement parce qu’ils peuvent difficilement satisfaire leurs besoins de base et parce que leurs droits fondamentaux ne sont pas respectés, mais aussi parce que leur image dans l’opinion publique est écornée. Dans les médias, ils sont dépeints comme des personnes qui représentent un problème pour les autorités publiques, un poids pour la société, un danger pour la santé publique. Cela se reflète dans les sondages d’opinion sur cette crise de l’accueil[12]. C’est une conséquence, sans doute involontaire mais bien réelle, de la défaillance actuelle de l’État belge. En renonçant à leur obligation de donner la possibilité à tous les demandeurs d’asile de mener une vie conforme à la dignité humaine, les autorités de notre pays ne font-elles pas passer le message que ces personnes sont négligeables, parce que différentes de nous ? 

La crise de l’accueil est le signe qu’il est urgent de revivifier dans notre société la culture de l’hospitalité. C’est le rôle des autorités publiques en tout premier lieu et nous ne pouvons pas nous lasser de le leur rappeler. Leur obligation légale en matière d’accueil n’est pas une obligation de moyens, mais une obligation de résultat. Cela a été confirmé par le tribunal civil de Bruxelles en janvier 2022. Les dix organisations de la société civile à l’origine de l’action contre l’État belge qui a débouché sur ce jugement, le soulignaient dans un communiqué : « Face à la saturation du réseau d’accueil, l’État a une obligation de résultat. S’il n’est pas en mesure de fournir une place d’accueil, il doit trouver d’autres moyens pour répondre effectivement aux besoins fondamentaux des personnes. Il ne peut se contenter de chercher des solutions : il doit les trouver ! »[13]

Pour maintenir vivace dans notre société la valeur de l’hospitalité, il serait à espérer que les autorités publiques jouent aussi un rôle pédagogique à l’égard de l’opinion publique, en tenant des discours qui mettent en avant la dignité des demandeurs d’asile, en insistant sur notre commune humanité et notre devoir moral de solidarité.

Bien sûr, chacune et chacun, nous pouvons participer au réveil de la culture de l’hospitalité. Certains le font par les actes, en accueillant chez eux pour un temps des migrants, notamment grâce à la plate-forme citoyenne de soutien aux réfugiés[14], ou en s’engageant dans des associations ou des collectifs qui défendent et accompagnent des demandeurs d’asile. Nous pouvons aussi faciliter l’accès des réfugiés à un logement durable, en les accompagnant dans leurs recherches ou en encourageant les propriétaires à leur donner en location un bien immobilier[15].

C’est aussi par la parole que nous favoriserons la culture de l’hospitalité. Nous pouvons bien sûr interpeler nos élus en les invitant à mettre en œuvre une politique d’accueil dont la boussole est le respect de la dignité des demandeurs d’asile. Ou bien, lorsqu’il est question d’ouvrir une structure d’accueil dans notre commune, nous pouvons avoir une parole apaisante face aux craintes et encourager les autorités locales à réserver un accueil favorable au projet.

Notes :