En Question n°144 - mars 2023

La démocratie de voisinage

Nos voisins sont nos premiers vis-à-vis, que nous rencontrons quand nous sortons de chez nous, que nous voyons à travers la fenêtre ou que nous entendons au-dessus de notre tête. Le voisinage est un lieu de rencontre, d’échange et de conflictualité. Le premier lieu de l’exercice démocratique.

crédit : Kenny Eliason – Unsplash

Conversation ordinaire dans le métro parisien, en janvier 2023 : une dame raconte avec volubilité à la personne sur le siège d’en face qu’elle se sent persécutée, à son domicile, par sa voisine de palier. Dans la bonne intention de résoudre le problème, l’interlocutrice demande s’il ne serait pas possible de « liguer les autres voisins contre celle-ci ». Cette anecdote un peu désespérante pour le témoin involontaire que je fus rappelle que cet espace de sociabilité contrainte qu’est le voisinage peut entrelacer le meilleur (le désir d’aider) au pire (le consentement au principe du lynchage). Dans le voisinage, l’agressivité s’exprime sans filtre et les ingrédients de base des guerres interétatiques se trouvent concentrés. Hostilité, volonté de représailles, pratiques d’exclusion constituent le grain le plus ordinaire de la vie sociale, au plus près de notre porte. S’il en est ainsi, c’est que dans l’espace de voisinage, les relations aux autres se présentent sans fard. Nous ne portons pas, devant nos voisins et voisines, le masque dont notre rôle social nous revêt, et qui s’avère capable, en général, de modérer notre ardeur belliqueuse à l’égard de nos semblables. De plus, nous avons moins de scrupule à blesser ou négliger ces étranges proches qu’une cloison éloigne que ceux et celles qui partagent notre existence.

Pourtant, c’est dans ce lieu de proximité, intermédiaire entre l’intime et le public, que nous éprouvons à quel point nous avons besoin des autres. Nous ne voulons pas de voisins, nous ne les supportons pas, mais quand nous n’en avons pas, ils nous manquent. Au-delà même de l’entraide qui n’est qu’un rapport utilitaire à autrui, le voisin est le premier compagnon, celui que nous rencontrons quand nous sortons de chez nous, que nous voyons à travers la fenêtre ou entendons au-dessus de notre tête. Qui n’a été angoissé.e par le silence d’un immeuble vidé de ses habitants par la migration estivale ? Qui n’a été rassuré.e d’entendre un store se lever un jour de solitude, ou joyeux.se d’échanger une blague dans un ascenseur ?

Dans le voisinage, le lien politique n’est pas abstrait. Le conflit comme l’entente y portent sur quelque chose de très concret : l’espace commun qui nous sépare mais nous relie aussi, et dont nous avons ensemble à prendre soin. Donc, si par démocratie on entend un espace commun de conflictualité, capable de faire émerger une règle commune à partir d’une confrontation d’intérêts divergents, le voisinage semble particulièrement apte à servir de terrain favorable à l’exercice démocratique. Comme tout lien démocratique, le lien entre voisins est horizontal. Nulle autorité surplombante ne dicte ses volontés. On doit se débrouiller seuls, en ne recourant aux arbitres (gardiens, syndic, bailleurs sociaux, police) que dans les cas de conflits non-négociables. Malheureusement, se débrouiller seuls n’est pas simple. Pourquoi ? Quels sont les obstacles à surmonter pour constituer le voisinage en espace commun de coexistence ?

Le voisinage, une ligne mitoyenne

Il ne semble pourtant pas difficile d’instituer un espace commun de voisinage puisque ce qu’on nomme voisinage désigne précisément la délimitation d’un lieu commun. Quelle que soit son échelle – palier, rue, quartier, ville ou pays –, le voisinage est un lien par le lieu, organisé autour d’une ligne invisible, qui se déplace en fonction de l’échelle de référence. Ce qui est uni et séparé par une telle ligne est précieux, puisqu’il s’agit du domicile, du lieu de vie, de la maison (c’est le mot désignant la maison en grec ancien, oikos, qui a donné le latin vicinus, le voisin). L’espace commun que cette ligne définit est donc sensoriel. Puisqu’on y vit, on y existe aussi comme corps. De part et d’autre de cette ligne de vie, on se voit, on s’entend, on se respire. Mitoyenne, cette ligne fait comprendre sans démonstration qu’on n’habite pas sans l’autre, et que « chez soi », c’est aussi « chez l’autre ». On le sait par la négative, quand autrui, méprisant mon besoin de sommeil et de tranquillité, m’oblige à déménager. Mais quand je suis bien chez moi, je dois aussi me souvenir que c’est grâce à l’attention que celui-ci porte à cette ligne qui nous rapproche et instaure entre nous une distance. Le collectif s’apprend dans le partage de ce lieu. Vivre avec ces inconnus connus que sont nos voisins crée un lien. N’est-on pas heureux de rencontrer par hasard un voisin dans un endroit improbable, par exemple en voyage ? Par le miracle de la coïncidence, celui qu’on reconnaissait à peine dans la rue deviendrait alors presque un ami. Indépendamment de ces circonstances exceptionnelles, le voisinage est un habitus collectif. On se retrouve dans le même café, dans la même salle de sport, aux mêmes étals du marché.

Le voisinage, un lieu d’échange

L’espace commun de voisinage peut donc en principe se construire comme lieu d’échange. L’entraide, pour s’ancrer dans l’utilité, représente davantage qu’une facilitation de la vie, car elle humanise la vie ordinaire. Réceptionner un colis ou porter des courses rend la solidarité sensible. Mais l’échange le plus précieux est bien sûr celui qui ne s’accroche pas à des biens, mais porte sur des riens. Ces mots conventionnels et dépourvus de profondeur qu’on échange quand on a quelques minutes à passer avec un voisin ou une voisine ont une signification forte : ils renouvellent le pacte interhumain. Ils disent qu’on vit ensemble, qu’on se respecte, et qu’on ne posera pas de question indiscrète. Plus que d’une morale de la juste distance, ces échanges de salutations témoignent de l’importance de la parole dans la vie humaine. Le temps de la conversation de voisinage est pour toutes les personnes incapables de se déplacer, en raison de l’âge ou d’un handicap, le seul temps de l’échange de paroles. C’est là, dans l’empêchement de rejoindre les destinataires habituels de nos discours, parents, amis, ou collègues, que nous pouvons nous sentir exister dans le langage. Il faut être réduit à l’immobilité pour éprouver la nécessité vitale de parler avec autrui. L’expérience du confinement a permis à tous les habitant.es du monde d’en prendre conscience, et de mesurer la différence entre les échanges virtuels et ceux qui mettent en jeu les corps. La conversation ordinaire intéresse chacun et chacune d’entre nous à la personne d’autrui. Elle construit les bases de la résolution des inévitables conflits de voisinage. Négocier ensemble sur les niveaux de bruit acceptables ou alerter sur une situation de maltraitance, n’est possible que lorsque du lien préalable a été tissé. Mais c’est précisément cela qui n’est pas toujours aisé.

Conflits et démocratie

Le voisinage, comme tout espace social, entrelace le même et l’autre. Voisins, nous partageons les mêmes conditions d’habitation, mais nous sommes autres les uns pour les autres. De cet espace de voisinage, les voisins sont comme des points cardinaux. Nous n’avons pas la même relation, réelle ou fantasmatique, aux voisins d’en face et aux voisins d’à côté, à ceux d’en dessous et à ceux du dessus.

Le face-à-face est une relation qui passe par le regard. Et on sait de quels pouvoirs l’œil est doté. Celui de nos sens qui porte le plus loin se met au service d’une insatiable curiosité assortie d’une passion de la comparaison, du jugement et de l’évaluation. C’est par ce que l’apparence dit et cache de nous à notre insu que le voisinage est empoisonné par des jalousies dévastatrices, voire, comme l’histoire récente nous l’a encore enseigné, exterminatrices. Le nationalisme, dans le voisinage des États-nations, est un tel face-à-face belliqueux. Il ne faut donc pas s’étonner que le nationalisme soit aussi raciste, l’autre menaçant par sa seule apparence physique ou morale. L’opposition identitaire entre « eux » et « nous » résume la relation de face-à-face.

L’inégalité sociale est aussi une question de voisinage. Dans un pays, une ville, un immeuble, les distinctions sont marquées. Traditionnellement, dans les habitations collectives, les étages élevés, jouissant d’une belle vue, de moins de nuisances sonores, éventuellement de terrasses, abritent l’élite du voisinage ; les rez-de-chaussée, plus sombres, plus exposés aux intrusions étant réservés aux moins fortunés. Métaphoriquement, ces différences de niveaux rappellent que nous sommes toujours situé.e.s socialement entre plus haut et plus bas que nous. Quand les différences se creusent, comme cela se produit actuellement, à l’intérieur des pays, comme, à l’échelle du monde, entre pays riches et pays pauvres, les conditions de la démocratie sont en péril. Certes, l’égalité ne peut se confondre avec la similitude sociale, mais comme dit Montesquieu, « l’amour de la démocratie est celui de l’égalité » (De l’esprit des lois, V, 3), et s’il n’est pas envisageable de parvenir à une égalité exacte, du moins faut-il équilibrer les conditions.

L’égalité favorise en effet la conscience de vivre « à côté » les uns des autres. C’est dans le lien de contiguïté que réside l’acceptation de l’hétérogénéité des places. Dans le face-à-face, nous nous confondons les uns les autres au point que chacune et chacun imagine sa place menacée. Quand les rapports hiérarchiques sont trop marqués, nous perdons le contact mutuel. Côte-à-côte, nous pouvons prendre notre place et tenir compte de celle de l’autre.

C’est dans la juxtaposition qu’avant même l’association s’inventent de nouveaux laboratoires de la démocratie. Ainsi, des comités citoyens, cercles de quartier, associations de voisinage fabriquent du politique, en alliant les procédures démocratiques de l’égalité de parole et de la règle de la majorité à des discours moins conformes aux normes de la délibération argumentée, plus tolérants à l’égard des difficultés d’élocution ou de l’aptitude à construire un raisonnement, et laissant s’exprimer la diversité des langues au point qu’on peut tenir l’exercice de la traduction pour emblématique de la démocratie de voisinage.

Conclusion

Le voisinage nous rappelle que nous sommes des êtres ouverts, incomplets. Comme nos maisons, nous avons des portes et des fenêtres. Mais il rappelle aussi que la vie démocratique se construit par l’échange langagier au plus près des lignes frontières, car il n’est pas de démocratie viable dans l’entre-soi.