En Question n°144 - mars 2023

Le Dorothy 

parlement du peuple

En novembre 2017, un café un peu particulier ouvre dans un quartier populaire de Paris. Le Dorothy se veut être un lieu de rencontre, de discussion, de partage, d’analyse, de délibération, où chacune et chacun a sa place. Un lieu d’expérimentation de la démocratie, ancré dans une vie de quartier, dans un esprit communautaire, fraternel et spirituel.

crédit : Centre Avec

Nous sommes au nord-est de Paris, au cœur de l’ancien centre industriel, dans le 20e arrondissement. Dans la grande rue escarpée de Ménilmontant, il faut être attentif pour ne pas manquer la petite devanture du Dorothy, pourtant peinte d’un rouge sang. Une façade modeste qui recèle un espace insoupçonné. Passé un étroit et long couloir, on franchit une porte à l’effigie de la syndicaliste américaine Dorothy Day, pour découvrir un vaste lieu d’environ 500 mètres carrés abritant un café-atelier associatif « animé par des chrétiens et ouvert à tous dans un esprit de fraternité »[1].

Un lieu convivial

Nous sommes chaleureusement accueillis par plusieurs membres de l’équipe porteuse du Dorothy (réunis ce jour-là en conseil d’administration). Nathanaël Mion, trésorier du Dorothy, nous fait visiter ce lieu. On commence par l’atelier, où Pascal affine, en compagnie de deux jeunes adultes, un compost en bois. Pascal, c’est « notre ange gardien », nous confie Nathanaël. Premier et unique employé du Dorothy, il transmet son savoir-faire lors des ateliers manuels et prend soin du lieu et de celles et ceux qui l’habitent. Ainsi, au Dorothy, le travail manuel occupe une place importante. « Les moments communs de travail manuel sont essentiels. Cela met tout le monde sur un même pied d’égalité », estime Nathanaël.

Entre l’atelier et le café, plusieurs bureaux jouxtent le couloir. Ici, une quinzaine d’artistes-résidents louent un espace de travail pour y développer leurs activités créatives et artistiques (céramique, stylisme, restauration d’œuvres, peinture…). Cette situation permet, d’une part, au Dorothy de rembourser la location du bâtiment, et, d’autre part, à l’art de s’insérer dans la vie du café, notamment à l’occasion d’expositions régulières.

De retour dans la partie principale du bâtiment, l’espace café, on nous propose une boisson chaude, servie au bar. De vieilles tables carrées et chaises en bois meublent l’espace, ainsi que des fauteuils et des canapés vintage, qui forment plusieurs petits salons, agrémentés de livres, de jeux de sociétés, d’instruments de musique et de quelques discrètes icônes… Dehors, derrière une grande baie vitrée, une petite cour protégée par trois vieux arbres, avec des bacs à potager, un compost et même… un four à pain en construction. Un lieu hors du temps, que l’on croirait implanté depuis des dizaines d’années. Et pourtant…

Un esprit de fraternité

C’est assez récemment, en novembre 2017, qu’ouvre le Dorothy. À l’initiative, ils sont une quinzaine de jeunes chrétiens qui se questionnent sur leur engagement social et nourrissent le désir de se retrouver, de s’enraciner dans la vie socio-culturelle d’un quartier populaire, de réfléchir ensemble et de se mobiliser collectivement, comme nous explique Thérèse du Sartel, aujourd’hui présidente du Dorothy. Inspirés du Simone[2] (en référence à la philosophe Simone Weil), un café-coworking à Lyon, ces jeunes souhaitent s’investir dans un lieu autonome pour rencontrer, prendre soin les uns des autres, mener des réflexions partagées avec les gens – « pas des réflexions purement intellectuelles de philosophes », insiste Thérèse. Leur modèle, ce sont les roundtables que Dorothy Day organisait tous les jeudis soirs dans des maisons d’hospitalité : des moments de réflexion-débat où universitaires et ouvriers se réunissaient pour discuter de leurs problèmes quotidiens et de l’actualité politique.

Dorothy Day  
Figure majeure de la société civile américaine et du christianisme social, Dorothy Day (1897-1980) a passé sa vie à tenter de concilier sa foi et sa passion pour la politique. Journaliste socialiste engagée, elle se convertit au catholicisme et cherche un moyen de mettre en pratique l’Évangile auprès des plus défavorisés. Sa rencontre avec Pierre Maurin, un paysan français et vagabond, la conduira à fonder avec lui Catholic Workers. Ce journal adressé aux travailleurs catholiques deviendra rapidement un large réseau de communautés d’hospitalité œuvrant à « vivre selon la justice et la charité du Christ ». Dorothy Day n’aura de cesse de s’engager aux côtés des plus démunis de son temps, notamment en ouvrant des maisons d’hospitalité.   www.ledorothy.fr/dorothy


Aujourd’hui, une quinzaine de bénévoles coordonnent l’association, organisent et animent la vie du café-atelier. Ils sont soutenus par une trentaine d’autres bénévoles réguliers, qui participent à l’animation du lieu, ouvert presque 7 jours sur 7, surtout en après-midi et en soirée. Au programme : accueil de jour, aide administrative pour personnes en galère, ateliers manuels, conférences, débats, soirées culturelles, expositions d’art, bals folk, repas de l’amitié, ateliers potager[3]… Un café ou une bière à la main. Le local est également mis à la disposition d’autres associations qui proposent leurs propres services.

Un espace démocratique

Aujourd’hui, selon Thérèse, « le monde est devenu de plus en plus complexe, notamment en raison de la mondialisation, et pourtant, il y a de moins en moins de lieux pour comprendre, analyser et pratiquer la délibération, bref apprendre la vie démocratique ». C’est pourquoi, poursuit-elle, « au Dorothy, on essaie de vivre la délibération, de prendre des décisions consensuelles, de faire participer les gens qui passent notre porte, de permettre à chacune et chacun de donner son avis, d’être à l’écoute, d’affiner notre compréhension de l’actualité politique pour essayer de se forger une opinion, d’éveiller la conscience politique, de se sentir responsable, de sortir d’un discours défaitiste qui incite à un abandon de la démocratie… »

« Ce qui m’interpelle beaucoup, au Dorothy, c’est de voir les rencontres quotidiennes qui nourrissent nos réflexions et nous déplacent. Il y a ici un lien étroit entre la réflexion intellectuelle et l’action concrète. Celles et ceux qui viennent au Dorothy trouvent souvent ici une maison, s’y attachent, retrouvent le sourire, une certaine stabilité sociale et un élan pour l’engagement », nous confie Thérèse.

Une vie communautaire

Dès l’origine du projet, l’équipe de bénévoles désire construire une vie communautaire enracinée dans un quartier. La démarche répond au refus d’un « monde fluide », « irresponsable d’un point de vue écologique et social », mais aussi à la volonté de « fréquenter des gens différents, des voisins pas spécialement du même milieu socio-culturel » et, donc, « de créer à Paris un lieu de rencontre entre personnes différentes pour permettre une vraie mixité sociale », explique Thérèse. Une majorité des membres de l’équipe ont emménagé dans le quartier pour s’engager pleinement dans cette vie communautaire, « qui passe par la proximité, par du temps ensemble, en présence et non sur les réseaux sociaux », précise-t-elle. « Dès le départ, nous avons passé beaucoup de temps dans le quartier à aller à la rencontre et tisser du lien par la parole », abonde Nathanaël.

Une dimension spirituelle

C’est évident, la relation est inscrite au cœur du Dorothy. Relation à l’autre, au vivant, à la communauté, à la société, au monde, à la terre et… à plus grand que soi. « Au Dorothy, nous ne faisons aucune propagande catho », prévient Nathanaël. « C’est un lieu au service du bien commun, ouvert à toutes et tous. D’ailleurs, je pense qu’une des raisons du succès du Dorothy, c’est qu’il n’est pas organisé par des curés ». Cela n’empêche nullement que la dimension spirituelle occupe une place centrale pour la plupart des membres de l’équipe porteuse. Au sein de celle-ci, ils se relaient pour proposer une prière hebdomadaire chez soi, donc hors du Dorothy, et participent ensemble à une ou deux retraites par an. « Selon moi, ce qui fait notre spécificité, par rapport à d’autres associations qui organisent des activités similaires, c’est la prière commune et la conviction que nous ne sommes pas seuls dans ce bateau, que nous ne pouvons pas tout maitriser, car Dieu aussi fait son œuvre. C’est, pour moi, une dimension essentielle pour tenir le cap », témoigne Thérèse.

Un Dorothy à Bruxelles ?  
À Bruxelles, un groupe constitué d’une dizaine de jeunes chrétiens engagés nourrit le projet associatif d’ouvrir un café social, où toute personne désireuse de créer du lien, de partager des savoirs ou simplement de se reposer pourra trouver un appui solide. Dans l’attente d’une installation définitive dans un lieu précis, ce Café Nomade organise des évènements ponctuels là où cela se présente pour faire connaître le projet, le définir plus précisément et rassembler des personnes pour s’engager à leurs côtés. Un premier cycle de Papotes Politiques, de février à juin 2023, aborde le thème « christianisme et justice sociale », à partir d’ouvrages de chrétiens socialement engagés, comme le sociologue protestant, écologiste et libertaire Jacques Ellul (La parole humiliée), les jésuites Pierre de Charentenay (Vers la justice de l’Évangile), Jean-Marie Faux (Au cœur du monde) et Henri de Lubac (Catholicisme : les aspects sociaux du dogme), ainsi que le dominicain Jacques-Benoît Rauscher (L’Église catholique est-elle anticapitaliste ?). Que les intéressés n’hésitent pas à se manifester !   www.centreavec.be/animation/papotes-politiques-au-cafe-nomade/

Notes :