En Question n°139 - décembre 2021

Les aidants proches : maillons indispensables du système de santé

Entretien avec l’asbl Aidants proches

Avez-vous déjà entendu parlé des aidants proches ? Le mot le suggère : ce sont des personnes qui aident un proche. Mais qu’est-ce qui se cache derrière ce mot ? Quel est le vécu d’un aidant proche ? Combien sont-ils ? Est-il possible d’être légalement reconnu comme aidant proche ? Qu’ont-ils vécu en temps de confinement ? Pour nous éclairer sur la réalité des aidants proches, nous nous sommes entretenus avec deux permanentes de l’asbl Aidants proches Wallonie : Geneviève Aubouy, qui y était chargée d’études jusqu’en septembre 2021, et Sylvie Dossin, qui est chargée de projets au sein du pôle Réseau et Accompagnement.

crédit : Josh Appel – Unsplash

Qu’appelle-t-on un aidant proche ?

Sylvie Dossin : Est aidant proche toute personne qui accompagne un proche en perte d’autonomie de façon régulière, en dehors d’un cadre professionnel ou de bénévolat. Souvent, on croit que la perte d’autonomie concerne uniquement les personnes âgées, mais en réalité, il peut s’agir de tout type de perte d’autonomie, que ce soit un handicap, le vieillissement, ou n’importe quelle maladie. Un aidant proche ne peut pas être un professionnel, même si des professionnels accompagnent des personnes en perte d’autonomie, et il ne s’agit pas non plus d’un bénévole parce qu’il n’y a pas de contrat de bénévolat.

Geneviève Aubouy : Dans la loi, la définition de base de l’aidant proche est assez large pour qu’un maximum de personnes puissent s’y retrouver. On parle de soutien, d’un accompagnement régulier et continu, auprès d’une personne en perte d’autonomie. C’est paradoxal parce que ça veut tout dire et rien dire.

Des situations concrètes Concrètement, c’est quoi être aidant proche ? Il y a autant de situations concrètes qu’il y a d’aidants proches, nous affirment Sylvie Dossin et Geneviève Aubouy. Il peut ainsi s’agir de deux dames de 75 ans, toutes deux aidantes, s’occupant de leur conjoint. Mais leur réalité ne sera pas la même selon leur contexte et leur parcours de vie. L’une vit en ville, l’autre en zone rurale. L’une a plusieurs enfants, l’autre n’en a pas. L’une vit à proximité d’un voisinage bienveillant, l’autre dans l’anonymat de la ville. Le conjoint de l’une souffre d’Alzheimer, l’autre ne sait plus bouger. La situation sera très différente aussi selon que l’une dispose de ressources suffisantes et que l’autre vive péniblement sur la pension de Monsieur. Très souvent, se rendre compte que l’on est aidant proche est une révélation pour les aidants. Sylvie Dossin se souvient ainsi d’une dame âgée, qui s’occupait de son conjoint et de ses enfants polyhandicapés. Elle avait passé toute sa vie à prendre soin de ses enfants, et passé 70 ans, elle confiait, lors d’un contact avec l’asbl Aidants proches, « ah bon, je suis donc aidant proche ? » Geneviève Aubouy nous fait part d’une situation qui rend bien compte d’une réalité de l’aidance : il s’agissait d’une famille, où le Monsieur, dans les derniers stades de la maladie d’Alzheimer, ne bougeait plus et était mutique. On l’installait dans son fauteuil à la cuisine, lieu de passage à la maison. Son épouse était censée être, comme on appelle cela dans la littérature scientifique, l’aidante proche principale, mais elle vieillissait aussi, et commençait à avoir des pertes de mémoire. Les quatre enfants de la fratrie, un fils et trois filles, se mobilisaient et s’étaient réparti les tâches :  l’un faisait le bricolage, l’autre la gestion des courses, une autre encore gérait les factures à distance, etc. Il y avait une distribution des rôles, dans un système qui se mettait en place assez harmonieusement, avec la volonté de ne pas empiéter sur la zone d’influence de la maman, pour qu’elle puisse toujours se considérer comme la maîtresse de maison. Il y avait des aides-familiales, qui intervenaient à domicile. La famille avait une attente très claire vis-à-vis des professionnels qui venaient pour les tâches domestiques (vider la poubelle, faire du repassage, laver les sols…). Et si l’une des aides-familiales outrepassait ces tâches, en prenant par exemple une tasse de café, il y avait une petite crispation, parce que c’était s’octroyer un rôle des enfants. C’était en zone rurale : en plus de la famille, il y avait aussi le facteur qui passait, une voisine qui venait dire bonjour. Il y avait tout un réseau mobilisé, avec plus ou moins d’intensité, autour d’une situation. Il ne s’agissait pas que d’un seul aidant, mais de tout un système qui se mettait en place. Et la question financière ? Il y a beaucoup d’aidants qui ont réduit leur temps de travail, affirme Sylvie Dossin. Voire qui ont arrêté de travailler pour s’occuper de leur proche. Beaucoup d’aidants appellent alors l’asbl, en étant dans de grandes difficultés financières. On peut alors les orienter vers tous les services qu’on veut, mais s’ils n’ont pas les ressources financières pour payer les services, on est de nouveau face à un mur.

Combien y a-t-il d’aidants proches en Belgique ?

S. D. : Selon une enquête de Sciensano (2018), il y a 12% d’aidants proches au niveau de la population belge, parmi les personnes de plus de 15 ans. Pour la Wallonie, le chiffre monte à 15%. Ce sont des chiffres en augmentation[1].

G. A. : À l’asbl Aidants proches, nous pensons que ce chiffre est largement sous-estimé, parce que la réalité d’un aidant proche, c’est que, bien souvent, il ne se définit pas comme aidant proche.

Ont-ils un statut, une reconnaissance ?

S. D. : Depuis le 1er septembre 2020, il existe une reconnaissance légale, mise en place au niveau fédéral, qui reconnaît tout aidant proche de façon assez large ; pour l’obtenir, la démarche est à faire auprès de sa mutuelle, avec une déclaration sur l’honneur, signée par l’aidant proche et par le proche aidé. Une deuxième étape est possible : certains aidants proches de personnes aidées qui sont plus dépendantes, peuvent avoir accès à un “congé aidant proche”, via l’ONEM, en plus des autres dispositions qui existent au niveau de la conciliation vie professionnelle-vie privée. Il y a certains critères pour pouvoir bénéficier de ce congé : le degré de dépendance du proche (qui doit être suffisamment dépendant), le fait de prester un certain nombre d’heures pour l’accompagner, et le fait d’être salarié.

Qu’est-ce qui distingue les aidants proches des professionnels du soin ou de l’aide ?

G. A. : Les aidants font une multitude de tâches, souvent très similaires à celles des professionnels. Ce qui aide à clarifier la différence entre les deux, c’est que les professionnels mobilisent leur bagage professionnel, une expertise qu’on pourrait dire “froide”. Les aidants, eux, vont faire état d’une expertise “profane”, acquise à la dure. Pour les aidants, quand ils sont sensibilisés au fait qu’ils sont aidants, cela peut être un motif de crispation avec les professionnels, parce que ce sont deux expertises fondées sur le même objectif, qui est de prendre soin des personnes dépendantes, mais de deux manières différentes. Il faut beaucoup de délicatesse, notamment de la part des professionnels quand c’est à domicile, qui plus est dans la sphère de l’intimité, pour accompagner un binôme aidant-aidé.

Pour l’aidant, il y a aussi, dans la majorité des cas, une trajectoire de vie commune avec la personne aidée. Ce n’est pas du jour au lendemain qu’on fait toute une série de tâches, parfois très intimes, auprès d’une personne diminuée. Au départ, c’est faire de grosses courses, puis prendre une manne de linge, puis préparer des repas, puis gérer trois papiers, puis petit à petit faire appel à des professionnels. Cette trajectoire de vie, cette intimité partagée, c’est un des critères qui peut différencier l’aidant proche du professionnel. Le professionnel vient pour une prestation précise, souvent quand la dépendance s’aggrave, pour des heures fixées, etc. Là où l’aidant est dans un accompagnement beaucoup plus long, souvent 24h sur 24 quand il s’agit d’un cohabitant. Une autre manière de faire la différence, et c’est souvent le cas quand la personne aidée a des troubles cognitifs (avec la maladie d’Alzheimer, ou autre), c’est que l’aidant est le garant de l’identité d’une personne diminuée, de ses choix de vie, de sa trajectoire de vie.

Que peut faire votre asbl pour les aidants proches ?

S. D. : L’asbl Aidants proches est, via ses permanences téléphoniques, un lieu d’écoute où les aidants peuvent déposer leur situation. Ils réalisent rarement qu’ils ne sont pas tout seuls dans cette situation. Savoir qu’ils ne sont pas les seuls à vivre ça, ça les soulage. L’asbl est aussi un lieu d’information. Notre objectif est que l’aidant qui nous contacte ne soit pas trimballé d’un endroit à l’autre. Cela arrive souvent qu’un aidant ait fait plusieurs chapelles avant d’arriver chez nous. Nous essayons d’être la dernière chapelle qui lui donne l’information la plus complète possible. L’asbl porte aussi tout un volet de lobbying politique.

G. A. : Concernant le volet politique, il faut se rendre compte que la loi aidant proche, dont on fête le premier anniversaire cette année, c’est l’aboutissement de pas loin de 15 ans de lobbying politique ! Du lobbying à l’égard du gouvernement fédéral, des entités fédérées : partout où on le pouvait, nous portions le regard des aidants proches. Nous voyons aussi qu’il y a encore beaucoup de leviers à activer pour faire de cette réalité quelque chose de connu et de reconnu.

S. D. : Le travail est double : il faut que cela avance au niveau politique[2], mais il faut aussi que les aidants proches réalisent qu’ils sont aidants. La campagne de sensibilisation aide à cela. En Belgique, nous en sommes encore au tout début, le mot “aidant proche” va petit à petit se faire un chemin.

Qu’avez-vous pu constater depuis l’éclatement de la crise sanitaire ?

G. A. : Tout d’abord, on s’est rendu compte d’élans spontanés de solidarité informelle, qui ont montré que, malgré tout, un lien pouvait soit se tisser, soit se renforcer dans des périodes exceptionnelles comme celle qu’on a traversée. Ensuite, nous avons observé que, au niveau des communes, des initiatives ont été prises (par exemple des numéros d’urgence), mais, et c’est frustrant, elles n’ont pas forcément touché celles et ceux qui en avaient davantage besoin. Cela pose la question de comment on construit une réponse qui soit adaptée à la réalité des aidants proches. Nous avons aussi reçu des témoignages de professionnels, qui relayaient des situations de familles qui étaient sur le fil du rasoir, en termes de désaffiliation sociale. Aussi des situations où un aidant s’occupait d’un proche qui avait de grosses pathologies au niveau de la santé mentale, préexistantes à la pandémie, et dont la situation de fragilité psychique s’est aggravée.

La crise sanitaire a aussi mis en évidence le fait que les aidants proches sont la rustine du système de santé. C’est quelque chose qui n’est pas nouveau pour nous, mais on espère que cela puisse provoquer une prise de conscience plus large. S’il n’y avait pas les aidants, s’ils n’étaient pas là pour pallier le manque de professionnels ou les dysfonctionnements du système (le jour où l’équipe n’est pas au complet, ou le fait que les infirmières ne passent que deux fois par jour à cause du forfait, ou le fait qu’une garde-malade est impayable ou que le planning est overbooké, etc.), tout s’arrêterait.

Ces dysfonctionnements sont structurels, ce n’est pas la faute des gens. Les grandes intentions politiques du maintien à domicile, de la qualité de vie, cachent des enjeux financiers : quand on maintient les gens à domicile, ce sont autant de structures d’hébergement qu’il ne faut pas ouvrir… Toutes ces intentions politiques ne tiendraient pas sans les aidants proches. C’est le paradoxe des aidants au niveau sociétal : ils sont la deuxième jambe du système, mais ils sont invisibles et trop peu soutenus en termes de politiques structurelles. Imaginez une grève des aidants proches !

S. D. : Ils sont trop nombreux pour que le système de santé survive s’ils s’arrêtaient tous. Un des objectifs de la loi, c’est d’arriver à les visibiliser puisqu’ils sont invisibles dans notre société, et qu’on ne se rend pas compte de tout ce qu’ils font, alors qu’ils font énormément à la place des soins de santé.

Qu’est-ce que cela nous dit à nous, comme société ? Quel message voudriez-vous faire passer à des personnes qui ne seraient pas (encore) aidant proche ?

G. A. : Quand les aidants appellent, ils sont généralement à bout, épuisés, ne sachant pas vers qui se tourner. Ce constat d’épuisement, c’est toujours quelque chose d’inquiétant. Si un aidant souhaite tenir dans la durée et continuer à assumer ce rôle d’aidant qui lui tient à cœur, il faut qu’il prenne soin de lui, qu’il voie comment être épaulé. C’est une réalité : un aidant sur cinq reporte une consultation le concernant, voire une hospitalisation. Il n’est pas rare non plus que l’aidant décède avant la personne aidée. Il importe, pour un aidant, de mettre des limites. C’est une question encore trop tabou chez les aidants.

S. D. : A l’asbl, nous recevons pour le moment beaucoup d’appels de personnes épuisées, au bout du rouleau, prêts à craquer.

Est-ce que vivre cette expérience d’aider un proche influence la manière d’être et de penser la société ?

Geneviève : Ce qui me frappe, quand on entend des aidants proches, c’est que, souvent, soit ils ont été aidants proches à plusieurs reprises, soit ils sont aidants proches simultanément de plusieurs personnes. En prenant un peu de recul par rapport à ça, je me suis demandé : est-ce dans l’ADN des aidants ? Ce sont en tout cas des personnes qui font preuve d’une vraie générosité dans l’accompagnement qu’ils font, ou ont fait.

Ce qui me frappe aussi, c’est que ce sont des gens qui spontanément sont ouverts pour partager leur expérience : quand on demande à interviewer des aidants pour des articles ou des livres, c’est comme si cette capacité de donner de soi-même ne s’étendait pas qu’aux proches aidés, mais qu’il y avait le souhait de partager une expérience pour que ça puisse servir à d’autres.

C’est plutôt un message positif à diffuser, avec le revers de la médaille : la générosité qui n’est pas soutenue s’épuise, à tous les niveaux, et peut donner lieu à des situations dramatiques. À l’asbl, c’est un volet important du message que nous voulons faire passer. Ça demande un vrai courage politique pour se dire : un jour ou l’autre, on sera tous soit aidant proche, soit un proche aidé.

Qu’est-ce que “prendre soin” signifie pour vous ?

G. A. : Je pense à une réflexion de Simone de Beauvoir, qui disait “On reconnaît le degré de civilisation d’une société à la place qu’elle accorde à ses personnes âgées”. Ce “prendre soin”, pour moi, c’est ce qui fonde et ce qui fait société. Ce qui est frappant, c’est de voir que ce lien persiste, même et surtout à travers des moments de crise, comme la pandémie qu’on a traversée. Il est malheureusement battu en brèche par des normes néolibérales, qui disent : “responsabilisez-vous vous-mêmes”. Malgré tout, il y a ce prendre soin, qui est invisible, intangible, mais qui fonde tout un aspect de la société, et qui est parfois mis à mal par des messages d’inhumanité “il n’y a qu’à…, il faut qu’on…”.

En termes de justice sociale et de reconnaissance des aidants, de ce qu’ils apportent à la société, le combat est loin d’être terminé par rapport au prendre soin. Il faut vraiment penser “le prendre soin” dans toutes les dimensions. Ne pas le laisser, comme on le voit trop souvent, cantonné à un rôle féminin. C’est aussi un fil rouge qui transcende la question du genre.

S. D. : Prendre soin, c’est quelque chose d’essentiel, dans la vie de tous les jours. En effet, il n’y aurait pas de société sans ce prendre soin. Mais finalement, ce qu’on dit aux aidants, et que je dois appliquer à ma vie à moi aussi, c’est qu’on ne peut prendre soin de l’autre qu’à partir du moment où on prend soin de soi d’abord. C’est ça qu’on essaie d’insuffler, c’est ça qu’on dit aux aidants… C’est aussi ce que j’essaie de me dire depuis des années. Prenons soin de nous pour pouvoir prendre soin des autres ; ce n’est pas dans l’autre sens que cela doit se jouer.

Notes :

  • [1] Cette enquête de santé publique est réalisée régulièrement par les autorités belges, la dernière version date de 2018, la précédente de 2013. En 2013, on comptait 10% de la population des plus de 15 ans qui apportait des soins informels, on est maintenant à une moyenne de 12 à 13%, avec des disparités selon les Régions.

    [2] Voir le mémorandum de l’asbl : https://wallonie.aidants-proches.be/memorandum-2019/