Plaidoyer pour cultiver la démocratie
Dérèglement climatique, effondrement de la biodiversité, pandémies, guerres, crise énergétique, crises de l’accueil, pauvreté, accroissement des inégalités, grande dépression… Les défis sont tellement immenses qu’ils peuvent nous sembler insurmontables. Au terme de notre dossier sur la démocratie (publié dans la revue En Question de mars 2023), nous faisons le constat que le monde s’est complexifié, en raison de grandes transformations, décrites par Luc Carton : notamment, la tertiarisation (et la numérisation), la marchandisation (et la privatisation), la mondialisation (et la financiarisation), et l’accélération. Notre sentiment d’impuissance politique est tout à fait compréhensible. « Personne, y compris les plus attentifs et les plus investis d’entre nous, ne pourrait valablement représenter les autres, en leur absence, pendant 5 ans, sur tant d’enjeux mouvants et complexes », tranche le philosophe.
Face à ces enjeux, alors qu’il nous faudrait nous réunir, réfléchir et agir ensemble, dans la solidarité, nous nous retrouvons étonnement seuls, isolés, divisés, essoufflés… « Le monde est devenu de plus en plus complexe […] et, pourtant, il y a de moins en moins de lieux pour comprendre, analyser et pratiquer la délibération, bref apprendre la vie démocratique », s’étonne Thérèse du Sartel (du Dorothy). Comment, en effet, briser nos chaines et affronter les défis colossaux de notre temps, ensemble, sans possibilité de nous organiser, collectivement ? Rechercher le bien commun, seul.e, est un oxymore. Le bien commun n’est bien que s’il est commun. La quête du bien commun passe donc, inévitablement, par la démocratie. Pourtant, reconnaissons que, bien que nous nous estimions naturellement démocrates, du (bon) côté de la démocratie, notre expérience véritable de la démocratie est (fort) pauvre… Comment, dès lors, dépasser ce constat morose ? Tentons de dégager quelques principes pour cultiver la démocratie.
1. Donner la parole aux personnes précarisées.
La démocratie, du grec dêmos (le peuple) et kratos (le pouvoir), est le pouvoir du peuple, de tout le peuple. En d’autres mots, Montesquieu, philosophe des Lumières, disait : « l’amour de la démocratie est celui de l’égalité ». Pourtant, force est de constater que nous ne sommes pas effectivement égaux. Rien qu’en Belgique, près de 20% de la population (30% à Bruxelles) connait ou est menacée de pauvreté ou d’exclusion sociale. Des conditions de vie qui bien souvent ne leur permettent pas de s’engager dans la cité, d’exercer leur citoyenneté. Des personnes qui ne sont généralement pas prises en compte dans les décisions politiques, comme le dénonce Céline Nieuwenhuys. Si nous voulons effectivement être démocrates, il est urgent et indispensable de considérer et d’inclure les populations précarisées au cœur de nos processus démocratiques, selon le principe d’égalité. « L’égalité favorise en effet la conscience de vivre ‘à côté’ [et non en face] les uns des autres », comme le résume Hélène L’Heuillet.
2. Pratiquer la démocratie.
La démocratie est un idéal qui se construit par la pratique commune. Plus la culture démocratique sera vivante à la base et au cœur de nos sociétés, plus le régime aura les moyens d’être démocratique, et donc de rechercher le bien commun. Pratiquer la démocratie, cela signifie, selon Ricœur, mener un travail d’expression, d’analyse et de délibération, le plus profondément possible, pour arbitrer nos contradictions. Dans nos familles, à l’école, au travail, dans les entreprises, les administrations, les organisations, les associations, les mouvements, les partis politiques et toutes les fonctions collectives, cette exigence démocratique est nécessaire, bien qu’elle ait à prendre des modalités propres selon les diverses situations. En outre, pratiquer la démocratie exige aussi de contrôler les lieux de pouvoir, d’assurer une « veille démocratique », comme l’a fait Démocratie Schaerbeekoise pendant 30 ans, ou comme le font encore quotidiennement de nombreux autres « chiens de garde de la démocratie » : mouvements citoyens, médias, ONG, universités, etc. Dans notre société du numérique, de la vitesse et de la performance, l’idéal démocratique, qui repose sur des processus, est un sérieux défi. Qui demande de libérer de l’espace et du temps.
3. Libérer de l’espace.
Cultiver la démocratie dans les organisations et fonctions collectives est nécessaire, mais insuffisant. Il faut aussi démultiplier les lieux (réels, et non seulement virtuels) pour vivre la démocratie. Face à la numérisation à marche forcée et à l’encontre du critère managérial de l’efficacité, il est indispensable de permettre l’accès, en particulier des personnes précarisées, à des guichets physiques, dans les institutions, les administrations, les banques, les syndicats, les mutuelles, les grandes associations… Contre la privatisation des espaces publics, il est nécessaire de « recréer du commun et de la solidarité chaude dans les quartiers », comme le dit Céline Nieuwenhuys : (re)créer des lieux de rencontre, de discussion, de partage, d’analyse, de délibération, de fraternité, où chacune et chacun a sa place, des « espaces de parole régulés » (comme Bruno Humbeeck le propose à l’école) ; des lieux d’expérimentation de la démocratie (ancrés dans une vie de quartier), comme le café-atelier Dorothy ou les BRICo (Bureaux de Recherche et d’Investigation sur le Commun). Cela demande de sortir de (chez) soi, « d’aller à la rencontre de personnes qu’on ne connait pas encore », souligne Ariane Estenne. Dès le pas de sa porte, dans son voisinage, nous invite Hélène L’Heuillet. Cela demande peut-être aussi de repenser la taille des territoires démocratiques, comme le suggère Arnaud du Crest.
4. Libérer du temps.
Être démocrate, cela demande de l’espace… et du temps. Du temps pour s’instruire, réfléchir, tisser des liens, s’exprimer, analyser, délibérer… et s’engager. D’autant plus pour affronter les longs défis, en particulier écologiques… de notre temps. Pourtant, le temps vient (lui aussi) à manquer. Pour libérer du temps, une première chose serait sans doute de pouvoir ralentir… « Il nous faut ralentir aussi bien dans notre mode de vie que dans notre mode de production », plaide Arnaud du Crest. C’est loin d’être simple, quand on se sent prisonnier d’un système économique et financier qui nous oblige à courir toujours plus vite, jusqu’à l’épuisement. Même le secteur public, les organisations sociales et les associations sont soumises à une pression accrue (le New Public Management ou la gouvernance par les nombres) qui réduit les possibilités de cultiver la « démocratie bas seuil », comme l’appelle Céline Nieuwenhuys. C’est ainsi que, pour libérer ce temps, Luc Carton plaide pour un congé de citoyenneté universel offrant la « possibilité, reconnue financièrement et dotée de droits, de s’adonner à la conduite en commun […] de fonctions collectives dans tous les domaines du réel ».
5. Questionner le sens.
Pour cultiver la démocratie, il est indispensable de rêver, d’imaginer des récits, de proposer des visions du monde. Par un petit détour historique, Luc Carton, à la suite d’Alain Touraine, nous invite à embrasser le paradigme culturel, en posant la question du sens (et du non-sens) de la production, de la consommation, de l’individualisation, de la marchandisation, de la numérisation, du travail, des hiérarchies, etc. Ainsi, le philosophe propose, d’une part, de déclarer les droits culturels, « qui permettent aux personnes, seules et en commun, de développer et d’exprimer leur humanité, leur vision du monde et la signification qu’ils donnent à leur existence », et, d’autre part, de déployer les dimensions culturelles des droits humains, c’est-à-dire de « visiter et de cultiver chaque droit sous l’angle du sens ».
6. Faire de l’éducation permanente.
L’éducation permanente (à l’origine « éducation populaire »), c’est, en quelque sorte l’éducation politique, citoyenne, des adultes, dans une démarche d’émancipation collective, grâce au partage des expériences et des savoirs. Elle permet de (re)visiter culturellement (sous l’angle du sens) l’action collective afin de « transformer ensemble son expérience personnelle de domination, d’aliénation, d’exploitation et d’accélération en savoirs sociaux pour subvertir cette situation », selon la définition de Luc Carton. « Elle permet aux gens de passer d’une position passive, d’un sentiment d’abandon, d’aliénation, de désespoir ou de colère, à une position active d’organisation et d’action collective, et d’être acteurs du changement, dans une mobilisation collective », abonde Ariane Estenne. C’est pourquoi, même si on peut déjà se réjouir qu’elle soit organisée et soutenue financièrement en Belgique francophone, l’éducation permanente mériterait d’être davantage connue, approfondie et déployée dans toutes les organisations (sociales, économiques, politiques, culturelles, religieuses, familiales…) et les fonctions collectives (la santé, l’éducation, l’aménagement du territoire, le logement, les politiques sociales, l’économie, l’écologie…). Sans quoi, serions-nous vraiment démocrates ?
Ce que nous pouvons toutes et tous faire…
La démocratie est un idéal qui ne se pratique certainement pas de la même manière à l’école ou au parlement. N’empêche, là où nous exerçons une forme de pouvoir, d’autorité, de responsabilité, il nous incombe de veiller à inclure du mieux possible toutes les personnes concernées, en particulier les plus vulnérables, dans l’expression, l’analyse et la délibération. Cela passe notamment par la considération de toutes et tous, une juste répartition de la parole, une écoute attentive, le respect de la parole donnée, le contrôle et la transparence des décisions… De là où nous sommes, nous pouvons aussi nous poser les questions suivantes : Qu’est-ce que cela impliquerait, concrètement, de penser mes responsabilités comme étant autant de services ? De quelle manière puis-je libérer (pour moi et pour les autres) de l’espace et du temps pour développer la citoyenneté et favoriser l’exercice démocratique ? Comment puis-je, dans les actions à mener, être attentif à favoriser des processus plutôt que d’essayer d’occuper des espaces de pouvoir ? Avec qui puis-je unir mes forces pour exercer un contrôle démocratique des lieux de pouvoir et agir collectivement ? Qu’est-ce que cela implique de (re)visiter culturellement (sous le prisme du sens) l’enjeu auquel je fais face ?