Entrer en résistance
« Tout est lié », aime répéter le pape François. Le dérèglement climatique, l’effondrement de la biodiversité, la pauvreté et l’accroissement des inégalités, les discriminations, les féminicides et le harcèlement, la fracture numérique et l’exclusion ne sont pas des phénomènes isolés. Ils sont révélateurs de structures, cultures ou postures de domination à l’œuvre dans le monde. Domination de l’humain sur la nature (anthropocentrisme), de l’homme sur la femme (patriarcat), d’une puissance étrangère (État ou firme) sur un territoire (colonialisme), d’un groupe ethnique sur un autre (racisme), de l’argent sur la dignité et le vivant (capitalisme), de la technique sur le politique (technocentrisme)… La liste est longue.
Au terme de notre dossier sur la résistance (germe de l’espérance) (publié dans la revue En Question n°145 en juin 2023), plutôt que de sombrer dans le désespoir, le cynisme ou le déni, nous lançons un appel à la résistance contre la mise en place et le maintien de structures ou cultures de domination. En adoptant un regard lucide, en s’indignant, en renonçant, en transgressant, en militant et en s’efforçant de reconstruire la société sur des bases alternatives plus saines.
1. Prendre conscience. Le premier pas vers toute forme d’engagement, c’est de prendre conscience de la situation et des enjeux. Tout d’abord, par une démarche active d’écoute et d’observation. Comme celle des théologiens de la libération, dont la vocation est de « faire remonter le cri des opprimés », rappelle Timothée de Rauglaudre . Ensuite, par une posture d’interrogation, celle-là même qui est au principe de la philosophie, comme nous y invite Anne Alombert.
2. Critiquer. Indignez-vous !, scandait le résistant Stéphane Hessel. Si l’indignation ou la critique ne sont évidemment pas des fins en soi, elles participent à la déconstruction de structures, cultures et logiques de domination, dans l’espoir d’en prévenir ou d’en réduire les effets dévastateurs. « Face au tragique de l’histoire, la critique se donne pour mission de refuser le statu quo, et veut briser les verrous du réflexe intellectuel qui tend à poser la domination comme une fatalité », souligne Jean-Baptiste Ghins. Avant, toutefois, de nous mettre en garde contre tout manichéisme : « il faut récuser tout mythe qui poursuit l’illusion d’une solution miracle reposant sur la désignation d’un bouc-émissaire grossièrement défini ».
3. Refuser. Être vraiment libre, n’est-ce pas aussi savoir dire non ? Selon Jean-Baptiste Ghins encore, « en matière d’émancipation, tant pour la critique que pour les chrétiens, il existe un moment décisif où se vit, concrètement, la renonciation à ce qui aliène ». Décroitre, pour refuser l’hyperproduction et la surconsommation. Faire grève, pour refuser l’exploitation. Désobéir, pour refuser l’injustice sociale, climatique ou environnementale. (Se) déconnecter, pour refuser l’emprise numérique. S’arrêter, pour refuser l’accélération des rythmes de vie. Contre le cléricalisme patriarcal, Anne Guillard propose par exemple de faire grève (de catéchisme, de décorations florales et de toute aide gratuite) ou de refuser de contribuer au denier de l’Église « tant que des changements concrets n’auront pas lieu ». Face à l’injustice, « toute désobéissance sans violence est bonne », conclut-telle.
4. Militer. Pour lutter contre les injustices, différentes formes d’engagement et modes d’action sont possibles, comme l’atteste la discussion entre Thomas Benousaid et Pino Cava. En comparant leurs expériences avec l’histoire de la théologie de la libération, il est possible de dégager au moins trois conditions importantes pour militer avec justesse et efficacité : la première, c’est de se situer du côté des opprimés, acteurs et actrices de leur propre libération. Pour, mais surtout avec eux et elles. La deuxième, c’est de s’organiser collectivement. Par exemple, au sein de communautés locales ou de mouvements sociaux à la façon des théologiens de la libération, d’un collectif comme Oh my goddess !, d’une association comme XR, d’une coalition comme Code Rouge, d’un syndicat comme la CSC-CNE, etc. Le troisième, c’est d’appliquer le principe de non-violence, pour exercer une contrainte sur un système tout en respectant les personnes, pour sensibiliser l’opinion publique sans s’attirer d’antipathie, et pour démontrer concrètement qu’il est possible de briser le cycle de la violence.
5. Reconstruire. Lutter contre des structures ou logiques de domination à l’œuvre dans la société ne signifie pas se retirer de la société. Résister implique au contraire un surplus d’engagement politique. Quand les fondations d’une certaine culture de la domination vacillent, un nouvel horizon s’ouvre, permettant d’envisager des sociétés et des communautés sur des bases alternatives plus saines, respectueuses de l’autre, de la terre et du vivant. Résistance alors rime avec espérance… Ainsi, Anne Guillard, bien que sévère envers l’institution ecclésiale, n’invite pas les catholiques à quitter l’Église mais plutôt à « œuvrer en son sein pour [la] transformer », en envisageant cette démarche comme « un acte de résistance politique et spirituel ». De son côté, Anne Alombert, contre les idéologies de la Silicon Valley, ne plaide pas pour s’opposer à toute forme de technologie numérique, mais pour « que les citoyens [en] deviennent aussi des concepteurs […], et pas uniquement des utilisateurs », à travers la méthode de la « recherche-action ». Enfin, Timothée de Rauglaudre nous rappelle que des théologiens de la libération ont aussi endossé des responsabilités politiques, « tout en gardant une certaine distance vis-à-vis du pouvoir et en restant le plus proche possible des mouvements sociaux et de la base populaire et ecclésiale ».
« La vraie réconciliation s’obtient de manière proactive, en créant une nouvelle société fondée sur le service des autres plus que sur le désir de domination, une société fondée sur le partage avec les autres de ce que l’on possède plus que sur la lutte égoïste de chacun pour accumuler le plus de richesse possible ; une société dans laquelle la valeur d’être ensemble en tant qu’êtres humains prime incontestablement sur l’appartenance à tout autre groupe plus restreint, que ce soit la famille, la nation, la race ou la culture. »
Pape François,
Fratelli tutti, § 229, 2020.